Né en 1960, Pascal Gallois est une figure internationale de son instrument, le basson. Il a été membre de l'Ensemble Intercontemporain et développe une activité de chef d'orchestre depuis dix ans. Il dirige le Conservatoire Mozart du 1er arrondissement de Paris inauguré en 2016 (1 800 élèves, 120 professeurs de musique, théâtre et danse). Il anime en outre le Festival Les Musicales de Quiberon qui se tient fin septembre, festival associant répertoire et musique contemporaine.
Après m’avoir fait visité ce superbe et récent conservatoire, il m’a reçu dans son bureau, avec la partition du Marteau sans maître – une de ses œuvres fétiches – qui n’était pas loin… (site de Pascal Gallois)
TV : En me présentant, je lui parle de mon prochain ouvrage consacré à « 50 opéras contemporains ».
PG : Votre liste d’opéras créés depuis 1945 est impressionnante ; l’opéra est un sujet qui m’intéresse beaucoup ; j’ai d’ailleurs un projet de création d’un opéra de chambre dont je pourrai vous donner les détails dans quelques temps. L’évolution de l’opéra est intéressante : quand on voit les créations d’un Dusapin ou d’un Fujikura par exemple, alors que l’affaire n’était pas gagnée si l’on considère les compositeurs de la génération 1925 ! Le problème de l’opéra, c’est évidemment son coût, mais j’ai toujours tendance à le relativiser en mettant en regard ceux du cinéma. Je crois beaucoup en l’avenir de l’opéra de chambre, mais la problématique du livret est essentielle : on ne peut plus faire des livrets avec des légendes à la Wagner par exemple.
TV : Comment et pourquoi devient-on chef d’orchestre ?
PG : C’est venu naturellement ; j’ai créé de nombreuses pièces solistes en collaboration avec les compositeurs ; systématiquement ils travaillaient sur un autre projet de plus grande envergure, pour de grandes formations, et immanquablement je discutais avec eux du projet dont les esquisses se trouvaient sur leur table de travail. D’autre part, j’ai eu la chance de rentrer à 22 ans à l’Intercontemporain et de travailler avec Pierre Boulez bien sûr, mais aussi de nombreuses autres personnalités comme Olivier Messiaen par exemple. Je m’étais aperçu que finalement peu de bassonistes avaient fait le prosélytisme de leur instrument auprès des compositeurs vivants et j’étais très touché de voir ces grands hommes comme Boulez, Stockhausen, Messiaen ou Berio me poser des questions sur mon instrument : à 25 ans, je me sentais important, voire indispensable ! J’ai passé de longues années à présenter, expliquer mon instrument ; j’ai d’ailleurs écrit un traité sur la technique du basson, préfacé par Pierre Boulez.
En dirigeant, je partage également avec les musiciens, les jeunes notamment comme ceux de l’Ensemble orchestral contemporain, Tempus Konnex ou l’ensemble ICE de New York. Ils ont souvent dans les trente-cinq ans et n’ont pas eu la chance que j’ai eu de côtoyer ces grands compositeurs en quelque sorte de chair et d’os : un Ligeti par exemple, qui trouvait que le solo du Sacre n’était pas assez aigu…
Donc, chef d’orchestre, c’est déjà partager avec des collègues musiciens ; finalement au cours de ma carrière, j’ai rencontré assez peu de compositeurs qui dirigeaient leur musique ou bien des chefs d’orchestre qui savaient partager avec les musiciens. Les médias parlent toujours du bras d’un chef d’orchestre, mais vous n’entendrez jamais un musicien dire ‘tu as vu le bras de ce chef ?’ L’essentiel est de savoir faire travailler un ensemble – très peu de chefs savent le faire, comme un Boulez par exemple et ce doit être de la musique de chambre : gérer le temps, communiquer. C’est devenu de la démocratie participative, pas comme au temps des Toscanini ; il faut dire que les musiciens de l’époque n’avaient pas le niveau technique de ceux de maintenant : moi-même en sortant du CNSM, j’étais moins bien préparé que les jeunes aujourd’hui. Et puis comment interpréter une œuvre que j’adore, Le Marteau sans maître, où il n’y a pas de basson, sinon en la dirigeant ?
Je papillonnais de fleur en fleur en quelque sorte avec les différents compositeurs ; j’aimais leur jouer des pièces d’autres compositeurs sans leur donner leur nom ; je jouais du Berio chez Stockhausen ; chez Sciarrino aussi : je lui ai joué du Hersant, du Hosokawa et la dernière, quand je lui ai dit que c’était du Berio (la Sequenza XII) : « Ah, c’est sa meilleure pièce ! »…
Le basson est un instrument complexe, qui n’a pas bénéficié de l’engouement pour d’autres instruments à vent dans le sillage du jazz ; j’ai compris qu’il fallait que j’aille vite pour susciter des créations, comme l’avait fait auparavant Heinz Holliger pour le hautbois.
On cite toujours le solo du Sacre (écrit pour un basson français), mais je pense que si Stravinsky avait connu un bassoniste de la stature du clarinettiste Benny Goodman, il aurait écrit pour cet instrument. C’est intéressant d’ailleurs de voir l’évolution de son écriture : j’ai dirigé les deux versions de ses Symphonies d’instruments à vent ; dans la version de 1921, il y a une flûte en sol qui joue dans le médium de l’instrument ; elle a été remplacée dans la version de 1940 par un basson qui joue dans l’aigu, inspiré sans doute par le jeu des bassonistes américains de l’époque que l’on peut entendre dans les musiques de film ou de dessins animés.
TV : Revenons à la direction, comment avez-vous fait pour apprendre la battue par exemple ?
PG : La battue, ce n’est qu’un moyen, l’essentiel c’est le partage. Mais j’ai été à quelques mètres de Pierre Boulez pendant trente-cinq ans, je crois que c’est là que j’ai tout appris – j’ai aussi suivi ses master classes à Lucerne dans les dernières années de sa vie. Mais j’ai joué aussi sous la direction de Leonard Bernstein pour son dernier concert à Paris ; j’ai vu aussi évoluer des chefs autour de Pierre Boulez : Péter Eötvös, David Robertson, Jonathan Nott. Situé entre les cordes et les vents, ma place était idéale, même si à l’époque je n’imaginais pas être chef d’orchestre. Mais pourquoi serait-il préférable de devenir chef à 25 ans plutôt qu’à 50 ? Toscanini notamment a commencé à diriger tard. Le star system met l’accent sur le geste, mais comme me disait Pierre Boulez, c’est un peu comme avec une voiture de sport, il faut être là pour les moments délicats, comme les virages. Mais à part ces quelques moments délicats, nous sommes proches de la musique de chambre, savoir jouer avec les qualités et les possibilités de chacun. Le chef d’orchestre est à l’endroit idéal pour régler les dynamiques, le poids acoustique des instruments. Le basson est idéal pour ça, il a une densité sonore délicate – les Allemands disent qu’il joue trop fort ou trop doux – mais il a une grande densité harmonique, grâce à sa perce conique ; c’est pour cela qu’il a été utilisé depuis Haydn, Beethoven et Schubert ; c’est un peu comme un grand second rôle au cinéma. Dans toute la littérature musicale, il n’y a quasiment pas un compositeur qui ait utilisé l’instrument comme un autre compositeur. Par exemple le staccato chez Dukas n’est pas du tout celui voulu par Bartók. ou chez Chostakovitch. Je me suis beaucoup intéressé à cette problématique de projection sonore dans l’orchestre, que ce soit dans mes cours à Paris, Zurich, Vienne ou Darmstadt ou dans mes conversations avec les compositeurs ; très peu de chefs s’y intéressent vraiment, peut-être par manque de temps, mais c’est fondamental.
TV : Je vous ai entendu à la Maison de la Poésie avec Marie-Christine Barrault et l’EOC. Pourquoi ce projet ?
PG : Tout comme son oncle Jean-Louis, pour qui elle nourrit une profonde admiration, Marie-Christine Barrault est une actrice très proche de la musique contemporaine. Avec la Direction de l’Ensemble Orchestral Contemporain, nous avons décidé d’organiser cette soirée poésie et musique, René Char / Boulez, Paul Célan / Birtwistle. Cette rencontre transversale a été pour moi une très belle expérience où nous avons également pu révéler un jeune et brillant talent à l’avenir prometteur, la soprano Alexandrine Monnot.
TV : Sans flagornerie, j’avais comparé différentes versions Boulez du Marteau avec la vôtre et pour moi c’était celle-ci qui sonnait le mieux…
PG : Merci, mais vous touchez un point important : Pierre Boulez faisait peur aux instrumentistes qui jouaient devant lui. Par exemple, quand j’avais enregistré avec lui Dialogue de l’Ombre Double, il dirigeait devant moi et me dit : « mais pourquoi est-ce aussi raide que ça ? » « Mais parce que vous êtes devant moi ; écoutez Pierre, je préférerais vous savoir en cabine ». En fait il s’est inspiré pour cette pièce du chant de femmes africaines, une incantation de la pluie que lui avait fait entendre Jean Rouch. Je lui ai dit que j’allais la jouer comme du jazz et j’ai pu aborder sa musique de façon plus viscérale. Quand on a donné ce Marteau la semaine dernière (TV : j’y assistai mais n’ai pas fait de papier cf. compte-rendu de Michèle Tosi), les instrumentistes ont travaillé chacun. Puis, nous avons pu parler musique et échanger. Parler de cette partition de façon presque animale, comme les insectes aux maracas dans le n° 9. On a beaucoup parlé avec Marie-Christine Barrault de Pierre Boulez à cette occasion. Il avait une humanité, l’Intercontemporain c’était sa famille, comme Chicago ou Vienne. Il savait tout de la vie des membres de l’orchestre, il était à mille lieues de l’image froide qu’on a bien voulu lui coller. Quand je me suis marié il m’a envoyé un cadeau, plus tard quand j’ai eu un accident de voiture, il m’a envoyé un cadeau, m’a appelé. Il aimait beaucoup les instrumentistes ; le tuba de l’orchestre philharmonique de New York avait des façons de chauffer son instrument que Boulez a repris dans Repons. Quand je joue ou dirige du Boulez, je pense toujours au rituel : toute sa vie il parle du rituel et de la mort (Rituel, Mémoriale), c’était quelqu’un d’extrêmement sensible mais aussi très pudique. Quand je le voyais avec Messiaen : le grand Boulez avait des yeux d’admiration quand Messiaen entrait dans la salle.
Je suis allé plusieurs fois chez Stockhausen : il fallait tenir le choc ! Il jouait un personnage et j’ai eu l’occasion de parler de lui avec Pierre Boulez notamment après l’affaire suite au 11 septembre. Il avait dit à une journaliste américaine en réponse à une question du type « l’art contemporain que vous faites n’intéresse pas beaucoup de monde » et il avait répondu que si vous devez intéresser beaucoup de monde pour faire un art alors ce qu’a fait Ben Laden a démontré qu’il était un grand artiste et l’on n’a retenu que cette phrase hors contexte. L’affaire Tabachnik : Pierre était un homme généreux et fidèle, épris de justice et qui voulait comprendre les choses. Mais ça l’exaspérait qu’un musicien puisse jouer une sorte de rôle de grand prêtre. Boulez et Berio était très amis : Boulez admiratif de la facilité de Berio à composer et Berio admiratif de l’intellectualité de Boulez. Berio était très instinctif ; je lui avais joué, rentrant du Japon, des pièces japonaises, notamment Monodrame II de Yoshihisa Taïra : il a pris la dernière mesure et en a fait le début de la Sequenza.
Mon expérience de la vie de tous les jours de compositeurs contemporains me fait mieux comprendre les grands classiques. Quand Mozart a écrit son concerto pour basson à dix-huit ans, il l’a écrit pour le baron von Dürnitz, un aristocrate bavarois qui jouait du basson et les figures de Mozart sont tout à fait à l’image d’un aristocrate. Instinctivement, comme je l’ai vu avec ceux que j’ai connus, les compositeurs s’inspirent de la personnalité de l’instrumentiste auquel l’œuvre est destinée. Ce fut la même chose avec les compositeurs que j’ai fréquentés : ils s’inspiraient de ma personnalité, de ce que je les faisais valoriser ce qui pour moi était un élément fort de l’interprétation. Souvent quand on travaille des œuvres du répertoire plus ancien, on oublie cette notion-là. Bach était fâché avec son bassoniste, avait sorti son épée, ce qui lui avait valu une nuit de prison. J’avais fait en 2002 une émission pour Arte avec Berio et Giorgio Strehler sur des rapports musique / mise en scène / comédiens et c’est là où m’est apparu clairement combien le compositeur s’inspirait de l’instrumentiste, comme le metteur en scène d’un comédien. Cathy Berberian le disait : quand Luciano me compose une pièce, ça me va comme une robe, comme pour moi la Sequenza XII : c’est comme du fait-main.
Pour revenir à ma volonté de m’orienter vers la direction, c’est que parfois un chef d’orchestre va parler avec les cordes de vitesse ou de coups d’archet, mais jamais il ne parle de vitesse d’air ou de coups de langue ; beaucoup de chefs sont pianistes ou instrumentistes à cordes, très peu sont instrumentistes à vent. Par cette connaissance, on peut changer beaucoup la couleur d’un ensemble.
Pour le Marteau, j’ai pensé à la disposition physique de l’ensemble : du côté jardin vers le côté cour, côté jardin, la flûte et la chanteuse, et plus on va vers la cour, vers la droite, on a au milieu l’alto, puis la guitare ; pour les percussions derrière, on a le vibraphone derrière la guitare avec des baguettes dures et vers la gauche le xylorimba avec des lames de bois plus ronde, comme la flûte en sol, de façon aussi à ce que les instrumentistes entendent bien les autres. Au numéro 2, le flûtiste m’a dit qu’aucun chef ne lui avait demandé de jouer tenu ; je lui ai montré la partition où Boulez a indiqué « donner aux valeurs toute leur continuité, à la limite du legato ». Dès la première répétition je cherche la couleur, la mise en place vient d’ailleurs en même temps. Le Marteau a été écrit à 29 ans, Pierre a indiqué les battues sur la partition. J’ai eu la chance de connaître les instrumentistes de l’époque : Guy Deplus, Serge Collot, c’étaient les jeunes de Pierre Boulez dans les années 50 et moi j’étais le jeune dans les années 80, et pour moi c’est un plaisir de partager avec les jeunes maintenant. Il allait au Musée de l’homme écouter des musiques extra-occidentales et il disait par exemple pour la harpe qui ici est un instrument élégant alors qu’en Asie, c’est un instrument violent, ou comme le koto : la guitare a des accents violents dans le Marteau. Il a dit des choses dures contre le jazz, mais dans Explosante-fixe il demandait au pupitre de cuivres des attaques de jazz…
On a besoin de savoir dès les premières minutes de répétition dans quel sens on va aller le jour du concert. J’aime beaucoup diriger cette pièce justement parce qu’elle est complexe à diriger ; avec Boulez on a ce plaisir intense d’une concentration maximale ; dans sa musique, on insiste trop peu sur cet aspect, c’est l’importance de la ponctuation : il y a beaucoup de points d’arrêt, plus ou moins longs, Il disait qu’il n’y a rien de pire que d’entendre toujours les mêmes instants de silence : on passe ainsi beaucoup de temps à travailler les points d’arrêt. Il faut travailler les nuances, les équilibres sonores et faire en sorte que les instrumentistes s’en souviennent. C’est un rituel, un peu comme une grande messe ; tout est écrit, conçu, la liberté restant dans les équilibres sonores et la respiration ; je cherche à faire sonner Boulez comme Debussy. Boulez était un pédagogue, pas démonstratif, mais faisant partager ses passions.
J’aime beaucoup les musiciens tchèques ; en Europe centrale ils se sont trouvés entre l’Allemagne et la Russie, ils adorent la musique française, le staccato des vents à Prague est merveilleux ; ce sont de très grands musiciens qui ne se prennent pas au sérieux. Boulez aimait beaucoup Leoš Janáček, il était d’ailleurs allé à Brno. Outre l’ensemble Prague Modern, je joue avec l’ensemble Tempus Konnex à Leipzig – ville qui, si elle est celle de Bach, se développe beaucoup vers les arts contemporains. Il y a beaucoup d’asiatiques dans cet ensemble et nous autres européens ne nous soucions pas assez de l’intérêt porté par les asiatiques à la musique européenne. En Allemagne, il existe une grande filiation dans la musique, de Bach à Rihm, alors qu’en France, des grandes figures comme Berlioz, Debussy, Ravel, Boulez apparaissaient en quelques sorte sans filiation. En Allemagne le « Komponist » est un métier reconnu et important. Quand on est instrumentiste et que l’on parle allemand, on ressent l’importance de la musique contemporaine en Allemagne ; quand le maire de Darmstadt fait un discours en parlant d’Hitler et de sa lutte contre les musiques « dégénérées », on sent un silence profond. J’ai fait partie d’un jury à Darmstadt : les Allemands dès que c’était un peu chanté ou mélodique, ils disaient non. Il y a la question du nazisme mais aussi la place de la musique contemporaine encore maintenant : les musiciens qui pratiquent la musique contemporaine sont un peu des personnages alternatifs, Il y a trente ans quand j’allais jouer à Francfort avec l’Ensemble Modern je pensais tout de suite à de la saucisse et à de la bière, alors que les musiciens étaient végétariens. En France, c’était différent car on avait la chance d’avoir Pierre Boulez : on pouvait faire de la musique contemporaine et être reconnu. J’ai eu cette chance d’arriver sur le marché du travail quand Boulez est revenu de New York et ça me porte aussi à jouer et faire jouer sa musique. Pour la future pièce de Philippe Manoury commandée par Barenboim, Das Wohlpreparierte Klavier pour piano et électronique avec Daniel Barenboïm au piano et qui sera créée à la Pierre Boulez Saal de Berlin, les répétitions se feront dans ce Conservatoire Mozart. L’informatique en temps réel reconnaîtra non seulement la hauteur des sons mais aussi la sensibilité du jeu du pianiste.
TV : Mais je connais des compositeurs qui ont vécu Boulez ou Darmsdadt comme presque un cauchemar ?
PG : Bien sûr. Mais l’instrumentiste peut aller au-delà des courants : j’ai donné un programme à l’IRCAM qui juxtaposait Boulez, Ligeti et Hersant. J’ai joué du Hersant à Luciano Berio qui a repris d’ailleurs des éléments dans la Sequenza XII. En tant qu’interprète, je joue aussi bien du Boulez que du Dutilleux, du Hersant ou du Campo. Je trouve logique qu’il y ait cette tension entre compositeurs ; s’il n’y avait pas ça, ils seraient peut-être animés de moins d’énergie ?
Avec Boulez, son écriture était très exigeante mais n’allait pas jusqu’à l’impossible. Quand on a répété Jalons de Xenakis, Boulez dirigeait et c’était assez tendu : 40 ou 50% de la pièce sont impossibles à jouer tel que c’était écrit et Boulez était exaspéré. Chez Ligeti ou Berio, il y avait cette demande de concentration des instrumentistes pour faire quelque chose d’extrême, ce qui devenait un moyen d’expression, comme chez Ligeti : le piccolo dans l’extrême grave ou basson, contrebasse et trombone dans l’extrême aigu.
J’aime bien composer des programmes, c’est un peu pour ça d’ailleurs que j’ai créé mon festival Les Musicales de Quiberon. Boulez savait composer des programmes, savoir comment on maintient l’attention ou la tension d’un public. En tant qu’instrumentiste ou chef, j’écoute sans arrêt ce qui se passe dans le public. Parfois, quand on a à jouer un multiphonique, il faut le faire plus lent : passé l’effet de surprise, laisser au public le temps de comprendre puis de goûter.
TV : On a l’impression que dans la musique contemporaine, il y a moins de degrés de liberté dans l’interprétation. Un instrumentiste qui a joué avec Gergiev me disait à la répétition : « Messieurs, vous êtes musiciens comme moi, nous connaissons la partition, alors à ce soir »…
PG : Oh il y a toujours une certaine liberté. Gergiev me fait penser un peu à Bernstein. On aurait tous payé pour pouvoir jouer avec ce dernier. Une fois, il est arrivé à une répétition matinale du Sacre ; il était déjà un peu éméché, et c’est finalement le timbalier de l’Orchestre de Paris qui avait tenu l’affaire… Quand on dirige des ensembles de cette qualité technique, le peu de répétitions peut les amener au concert à être moins confortables et à donner leur maximum. Il faut toujours associer chaque musicien à son projet et bien sûr le respecter. Peu de chefs le font, mais il faut toujours avoir à l’esprit que c’est quand même plus difficile de souffler dans un hautbois que de diriger ! Le chef doit être à égalité avec le premier violon ou le troisième trombone, c’est d’ailleurs comme cela que j’ai travaillé avec Pierre Boulez ou Péter Eötvös pendant des années. Le chef du projet c’est le compositeur, bien moins bien payé que beaucoup de chefs d’orchestre d’ailleurs. J’ai découvert avec l’Ensemble intercontemporain un excellent musicien, très sensible : Jonathan Nott, qui fait un très bon travail à Genève.
TV : Vos projets ?
PG : Il y a donc ce projet d’opéra de chambre, des projets avec Prague Modern, Tempus Konnex, des projets ‘politiques’ européens également ; je pense qu’il faut mettre en avant la culture européenne. Il est impensable de faire de la musique sans penser à l’Allemagne, comme la gastronomie sans la France ; c’est la raison pour laquelle j’ai pratiqué très tôt le basson allemand et que j’ai appris la langue.
Je suis invité pour diriger l’ensemble Meitar en Israël. Il y a beaucoup de nouveaux ensembles de jeunes instrumentistes qui se créent de par le monde.
Je sors un disque par an, j’ai un projet avec Tempus Konnex mais aussi sans doute avec Prague Modern, un projet européen français, allemand et tchèque. J’aime travailler avec ces ensembles comme ICE à New York également, avec des jeunes très engagés, malgré la situation économique des artistes plus difficile aux USA ; c’est par eux que j’ai connu la musique d’une compositrice extraordinaire, l’islandaise Anna Thorvaldsdottir.
En feuilletant mon ouvrage sur Régis Campo, Pascal Gallois remarque la photo de Frédérick Martin : « il a écrit pour moi une pièce pour basson et accordéon que j’avais créée à Darmstadt, je lui avais commandé plusieurs pièces. C’était une personne très cultivée et très sensible. Luc Brewaeys, compositeur belge est également décédé jeune d’un cancer.