C’est à la suite de la parution des deux derniers disques de la pianiste Alexandra Lescure (cf.) que j’ai proposé une interview pendant un déjeuner parisien à cette habitante d’Aix-en-Provence.
Études
Sa famille n’était pas musicienne mais, chez elle, la jeune Alexandra s’intéressait à la bibliothèque de vinyles de musique classique dont les pochettes la captivaient. Vers huit ans, elle écoutait durant des heures les concertos de Rachmaninov ou les valses de Chopin par Raymond Trouard :
« Je pouvais passer une pièce en boucle et il me venait souvent des larmes de joie, c’était un choc, une forme de révélation profonde, j’étais bouleversée par cette découverte qui me parlait mieux que les mots, qui nourrissait mes failles ou exacerbait mes exaltations. Je me souviens de la première fois que j’ai entendu Carmen vers 9 ans, j’ai été complètement saisie, la sensation de découvrir quelque chose qui est une évidence à la vie, que tu ne connais pas mais qui pourtant te semble essentiel. »
Elle attendit presque neuf ans pour commencer le piano pour des questions logistiques, ce qui suscita d’abord un avis tranché de son professeur du village : « Pour faire du piano en conservatoire, c’est trop tard ! »
Devant cet état des lieux, Alexandra sembla vouloir relever son premier défi :
« Je sentais que mon histoire s’écrirait autour du piano, une conviction difficile à expliquer. Quand je lui ai dit que je voulais vraiment passer le concours d’entrée du Conservatoire, il me laissa apprendre un prélude en mi majeur de Bach imposé, pas évident du tout! ».
Elle le travailla pendant les vacances et lui joua à son retour. Il fut impressionné par la progression étonnante et la prépara au Conservatoire qu’elle intégra rapidement !
« J’ai passé le concours et suis entrée dans la classe du pianiste Michel Bourdoncle, un excellent musicien qui fait surtout carrière à l’étranger. Tout est allé alors très vite, puisque quatre ans plus tard, je passais mon prix de conservatoire tout en allant au collège. J’aspirais cependant à être ouverte à d’autres univers que celui du piano notamment avec le patinage artistique que je pratiquais plusieurs fois par semaine tout en suivant le lycée jusqu’à l’obtention de mon bac littéraire. Il fallait être très organisée pour pouvoir passer quatre heures de piano le week-end et une heure et demie chaque soir de semaine. J’aimais structurer et organiser mon emploi du temps afin d’atteindre mes objectifs, j’étais très autonome et motivée ».
« Michel Bourdoncle m’a tout de suite transmis son goût du son, du beau son, des couleurs poétiques, de la construction de la phrase, du respect d’un texte et de la conscience polyphonique. Je suis ensuite entrée dans la classe de préparation aux concours internationaux à Marseille pendant deux ans avec Bruno Rigutto. Bruno m’impressionnait et aussi me donnait une grande confiance. Il a cette capacité qu’ont les grands professeurs à vous révéler encore plus loin à vous même. J’ai également étudié avec Jacques Rouvier et Prisca Benoit qui ont façonné en profondeur ma vision du lien entre le geste et le son au piano ainsi que ma vision globale de la pédagogie. Cet enseignement d’une grande clarté m’apprenait à conscientiser mon travail d’artisan. Un de mes piliers est aussi Bernard d’Ascoli avec qui pendant plus de dix ans je travaillais autour de discussions passionnantes sur la matière sonore, la conduite d’une mélodie, les carrures ou le phrasé dans la musique baroque, les respirations et micro césures essentielles au modelage intelligible et sensible de la musique. »
Débuts
Michel Bourdoncle a organisé de nombreux concerts pour ses élèves grâce à des partenariats dans différents pays de l’Est. Alexandra Lescure a développé par la suite une belle expérience de la scène notamment dans la musique concertante puisque dès ses vingt ans elle a commencé à tourner en France et à l’étranger notamment dans les concertos de Haydn, Mozart, Beethoven, Mendelssohn ou Chopin.
Entre 2003 et 2013, elle donne de nombreux concerts en récital ou en duo avec Michel Bourdoncle, son partenaire pendant plus de dix ans à la scène comme à la ville. Ils ont ensemble une fille née en 2013 qui est déjà une toute jeune pianiste.
Scène et disques
Depuis 2015, elle se consacre à sa discographie avec trois disques autour de Mozart, Haydn, Scarlatti, Royer ou Duphly, à la tournée d’un spectacle piano-théâtre Chopin avec Etienne Kippelen et au Festival Les Nocturnes Sainte-Victoire qu’elle co-dirige.
Ce Festival est très varié : gastronomie, vins, musique classique, musiques du monde, théâtre, danse, etc.
« Vous me parlez de Pascal Amoyel, que l’on a reçu au festival ; il m’a écrit récemment qu’il préparait un spectacle Chopin, alors que je prépare moi-même un spectacle Beethoven. Le piano – théâtre fonctionne très bien de nos jours et le public en raffole. Pascal Amoyel est un maître en la matière, j’ai été bouleversée par son Looking for Beethoven. D’autre part, si je propose Duphly à certains organisateurs, ils me répondent le plus souvent qu’ils préfèrent programmer Chopin, ce que je comprends pour une question de fréquentation. Néanmoins cela est malheureux parce que pour qu’un disque vive pleinement, il faut l’accompagner de la scène ».
« Mon producteur Benoit d’Hau et moi investissons un solde qui tente de se compenser avec des ventes mais surtout avec des téléchargements. Les principaux postes de dépense sont d’abord l’ingénieur du son, mais aussi la salle et le piano. J’ai la chance d’ enregistrer depuis toujours dans l’auditorium Campra, un véritable écrin à l’acoustique exceptionnelle sertie de deux pianos grand concert Steinway à disposition ».
« J’enseigne aussi en tant que professeur d’enseignement artistique au Conservatoire de Cabriès, proche d’Aix-en-Provence où je vis. Notre structure possède un magnifique auditorium avec un très beau Yamaha où nous pouvons organiser de nombreux concerts et projets artistiques ».
Répertoire
« Il y a Bach auquel je reviens constamment m’abreuver telle une source régénérante et inspirante, puis Duphly, Royer évidemment, Chopin, et Beethoven. J’aime à découvrir des répertoires rares, j’ai notamment étudié et joué la musique de Luis Giannéo (1897-1968), compositeur argentin génial. J’ai travaillé assez peu de musique russe, peut-être à cause de la taille de mes mains, j’aime la poésie de Debussy ou Ravel. Je m’intéresse à la musique contemporaine avec notamment Schnittke ou Ligeti que j’apprécie, à l’improvisation que j’ai pratiquée lors de concerts avec François Rossé et à la création numérique en musique notamment sur la peinture de Fabienne Verdier qui m’inspire tant. Je suis sensible à la poésie, tout particulièrement celle de René Char que j’aime à mettre en miroir avec du répertoire baroque avec le grand conteur Yanowski. L’alliance du mot en musique m’interpelle particulièrement. Cette année, je retourne aux concertos de Mozart qui m’émerveillent depuis toujours. Je dirai que mon répertoire de prédilection se situe autour du XVIIIe siècle ».
Panthéon
Clara Haskil, MariaTipo, Marcelle Meyer, Radu Lupu, Vladimir Horowvitz, Arturo Benedetti Michelangeli, Lucas Debargue ou Maria Joao Pires et tant d’autres. En concert, Daniil Trifonov, Konstantin Lifschitz ou Dang Thai Son m’ont particulièrement marquée. Les clavecinistes William Christie ou Scott Ross, la liberté ingénieuse et la désinvolture architecturée de Jean Rondeau.
Projets
En 2025, elle continue à tourner avec le spectacle piano -théâtre et entame une tournée autour des concertos 19 et 21 de Mozart en Roumanie et Moldavie, pays de ses racines. Sa fille Ava Lescure Bourdoncle va créer le premier concerto pour piano d’Etienne Kippelen, programme Mozart-Kippelen qui sera donné au festival Les Nocturnes Sainte-Victoire 2025. Il y aura pour la prochaine édition sept ou huit dates sur quinze jours. Au disque, elle a plusieurs projets en cours de réflexion.
« Pour mon enregistrement Duphly, sur douze mois de préparation j’en ai passé six avec le bras plâtré suite à une chute. Le travail hors de l’instrument m’a finalement permis d’avoir une conception intellectuelle et sensible des œuvres plus riche »
Pour conclure avec la Moldavie, petite anecdote que la pianiste nous livre à propos de sa grand-mère qui était la fille du poète et ambassadeur Cincinnat Pavelescu : ce dernier épousa après son séjour en France, Alice Viardot, la petite fille de Pauline Viardot, amie de Chopin, Sand ou Clara Schumann. Incroyable découverte ! Elle apprend aussi que son illustre aïeul était attaché culturel à la ville moldave de Chisinau dans les années 1920 et qu’il a contribué à faire construire la philharmonie dans laquelle elle joua son tout premier concerto avec orchestre : le 1er de Chopin en 2003.
La boucle est bouclée!
Ava
Votre fille suit-elle vos traces ?
« Elle n’a que onze ans, mais a déjà participé à des concours, concerts, des académies, elle participe à notre spectacle Chopin, etc. Elle doit faire une petite dizaine d’heures de piano par semaine et a le temps de s’épanouir dans de nombreux domaines ».