Après avoir rencontré enfin cette icône du piano contemporain, notamment lors d’une de ses récentes masterclasses, Jay Gottlieb a bien voulu venir me rendre visite pour une interview. Un privilège, tant l’homme est pudique, mais aussi très disert sur ses passions et ses rencontres de personnalités innombrables – il est doté d’une mémoire phénoménale que je lui envie. J’espère le convaincre un jour de faire un livre sur lui, tant sont nombreuses ses expériences et ses rencontres prestigieuses, mais ce n’est pas gagné !
Nadia Boulanger (1887-1979)
Nadia Boulanger a été le professeur qui l’a le plus marqué, son idole en quelque sorte.
TV : Vous qui êtes catalogué comme spécialiste de musique contemporaine, c’est curieux d’avoir eu comme professeur Nadia Boulanger que l’on associe, me semble-t-il, à la musique néoclassique ?
JG : Le malentendu persiste et signe ! Nadia se réservait absolument le droit de changer de point de vue, raison pour laquelle elle n’a d’ailleurs pas écrit de livre. À chaque fois que je la retrouvais, elle me disait « quelle nouvelle chose as-tu entendue, dis-moi, dis-moi pourquoi ça t’a frappé, joue-la-moi » … et parfois il fallait réduire au piano des partitions d’orchestre d’immenses compositeurs vivants, fraîchement arrivées chez elle par la poste, très compliquées, ce qu’elle savait faire comme personne, autant dans la globalité de l’œuvre que dans ses plus petits détails. Un jour, à Fontainebleau, elle ouvre un des colis de son courrier : « Ah ! ce cher Penderecki, qu’est-ce qu’il m’envoie ? Jay allons-y, première mondiale; elle me met devant le piano avec cette partition pour orchestre, nouvelle pour tous les deux – j’avais quinze ans : « Jay, le cor, main gauche, l’alto ! » etc.
C’est certainement le plus grand musicien que j’aie jamais rencontré ! Je l’ai fréquentée pendant les douze dernières années de sa vie, même si je ne travaillais plus avec elle les trois dernières.
Les grands musiciens que j’ai cotoyés, Olivier Messiaen, Pierre Boulez, Yvonne Loriod, Seiji Ozawa… bien sûr qu’ils entendaient tout, mais elle était encore au-dessus, capable de reproduire au piano parfaitement après une écoute n’importe quelle œuvre complexe pour orchestre, même voix par voix.
Je jouais pour elle au début le répertoire : Beethoven, Chopin, Schumann, etc. mais avec le temps j’osais et lui jouais du Bartók (Études), du Ives (Sonate Concord), du Messiaen (Catalogue d’oiseaux), du Boulez (Éclat). Elle avait assisté à tous les concerts du Domaine musical, était au courant de tout, écoutait la radio, elle absorbait tout. Mon grand ami Maurice Ohana avait reçu d’elle une lettre car elle avait entendu une de ses œuvres à la radio : « C’est une des plus belles pièces que j’aie entendues depuis longtemps ». Il en était fier comme un gosse.
Elle me faisait analyser Xenakis, Nono (Incontri)… Elle m’avait donné cette partition avant de repartir à New York et elle me dit : « Trouve ! », c’était sa méthode très socratique… Alors je cherche…Et donc je regarde dubitativement cette partition de Nono pour orchestre Incontri et un jour j’ai la révélation : en plein milieu, la deuxième partie est le rétrograde de la première… Elle a donné dans les années trente une série de conférences à l’École Normale et disait en guise d’introduction « Mesdames, Messieurs, si vous vous attendez à une histoire de la musique de façon chronologique, vous faites fausse route ! L’histoire ne fonctionne pas de façon chronologique, la chronologie, c’est pour les petits esprits : l’histoire fonctionne en spirale avec des couchers et des levers de soleil successifs sur des phénomènes, des concepts… », les gens étaient évidemment bouche bée.
Je poursuivais mes études aux États-Unis et n’avais qu’une hâte, celle de la retrouver à Fontainebleau, tant son niveau était si supérieur à celui de tous mes professeurs américains, toutes matières confondues… On pleurait d’ailleurs de vraies larmes quand on se retrouvait ou que l’on devait se quitter !
Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, elle a donné des conférences dans toutes les grandes universités et conservatoires américains, et quand je lui évoquai mon entrée prochaine à l’université, elle me dit : « Harvard, point ». J’étais à la High School of Performings Arts, certes, celle du film Fame (c’est moi que l’on voit dispensé de cours pour travailler son piano seul), mais je me demandais si je pouvais vraiment intégrer Harvard… ce qui s’est finalement produit, cinq ans de grand bonheur vue la qualité de l’enseignement, Lukas Foss par exemple.
Avant d’aller à Harvard, à New York j’ai pu travailler avec beaucoup de disciples de Nadia Boulanger, Louise Talma ou Louis Martin, immense musicien, ancien élève et de Nadia Boulanger et de Vlado Perlemuter. Ils avaient été précieux pour me préparer pour Nadia, depuis ma prime enfance.
TV : Elle dirigeait bien ?
JG : Elle a bien sûr été la première femme à diriger les orchestres les plus prestigieux du monde. Stravinsky disait « Elle est mieux que moi, elle entend tout ». Mais elle n’a pas poursuivi : « Pourquoi me limiter à quelques œuvres, quand je suis professeur, je peux être Monteverdi, Schütz, Bach, Mozart, Beethoven, Chopin, Schumann, Ravel, Stravinsky, etc. » Heureusement pour nous ! J’ai étudié avec elle l’harmonie, l’analyse, la composition, mais de plus en plus le piano. En pleine scolarité, je suis allé la voir pour quelques semaines au moment des fêtes et elle m’a fait venir tous les jours, malgré son emploi du temps démoniaque. Pendant des années, je n’ai rien payé, elle trouvait les mécènes qui le permettaient ; elle ne faisait payer – et encore modestement – que ceux auxquels elle ne croyait pas.
Pendant un cours d’analyse elle demandait à ses élèves quelles œuvres ils connaissaient de Stravinsky, réponses convenues et elle : « Vous ne connaissez pas A Sermon, a Narrative, and a Prayer, The Flood, Requiem Canticles ? Et vous dites que vous connaissez Stravinsky ?” Et elle se met à jouer divinement, de mémoire, la dernière page de A Sermon… D’ailleurs, sur son piano trônait une photo dédicacée du grand ami Igor : « À celle qui entend tout ».
Il y a quelques temps je suis allé visiter la Bibliothèque Nadia Boulanger au sein du Conservatoire de Lyon, j’ai sorti un gros volume : c’était des cantates de Bach annotées par elle-même, j’en ai eu les larmes aux yeux, je la voyais encore m’enseigner… Chaque conseil qu’elle a pu me prodiguer, j’y repense toujours et ce, peu importe l’instrument. Je lui ai amené divers instrumentistes, un violoniste parmi eux me disait : ce qu’elle m’a apporté est bien plus que ce qu’ont pu m’apprendre d’immenses violonistes. Elle avait des dîners avec les plus grands du monde, tous domaines confondus – il y a tellement d’histoires à raconter… en voici une : elle recevait Menuhin, Rostropovitch et Rubinstein, qui devaient se produire Salle Pleyel. Ils lui demandent s’ils pouvaient jouer un peu. Alors ils jouent et elle fait une remarque qui les fait se lever leurs têtes, et de suite, c’est bien mieux… Et ils ont continué tard dans la nuit, elle continuait à leur offrir de précieux conseils. ”Vous croyez qu’on peut… » Nadia : « pas de problème, il n’y a pas de voisins, éventuellement, vous voulez manger quelque chose ? ». Dans le même esprit, Dinu Lipatti disait jusqu’à la fin de sa vie « je lui dois tout ».
Mais je suis intarissable sur Nadia, je dois d’ailleurs donner une conférence à son sujet en octobre à Paris…. Une autre anecdote est celle d’Aaron Copland ; à l’ouverture du Conservatoire Américain de Fontainebleau en 1921, les responsables cherchaient des élèves qui pouvaient être à la hauteur en parcourant les grandes institutions musicales américaines. A Juilliard, on fait venir Aaron en lui expliquant qu’il pourrait étudier la composition, l’analyse, etc. avec une femme. « Une femme !!!? » dit-il en riant, lui qui venait d’obtenir son diplôme de la Juilliard School. On lui propose tout de même d’y aller au prétexte que cela lui ferait au moins des vacances touristiques en France, ce qu’il accepta finalement. Il assista au premier cours collectif, Nadia parla pendant trois minutes et Copland réalisa immédiatement : « Je savais que je ne savais rien ! » et il est resté trois ans. Elle est approchée par le chef du New York Symphony Orchestra Walter Damrosch qui lui propose de créer à Aeolian Hall, avec elle en soliste un nouveau concerto pour orgue et orchestre. « Qui voulez-vous ? Hindemith, Bartók, Berg, Stravinsky, Schoenberg ? » Nadia propose alors son jeune élève Aaron Copland. Damrosch : « Ce n’est pas un jardin d’enfants, c’est New York, Aeolian Hall ! » Nadia : « Il n’est pas prêt maintenant, mais il le sera ». Il écrira sa Symphonie pour orgue, aura un succès fou et son nom était fait.
Astor Piazzolla lui doit tout également : Il composait dans un style néo-Hindemith ou néo-Bartók ; elle insista pour qu’il lui joue un tango et lui dit : « je crois que ton destin est de composer des tangos en en anoblissant la forme ». J’ai donné récemment un concert à Londres et un de mes anciens camarades, le compositeur Malcolm Singer est venu m’écouter. Vers seize ans, il devait quitter Fontainebleau et Nadia lui demanda s’il pouvait rester et l’accompagner en Angleterre pour des cours à la Yehudi Menuhin School of Music ; et bien, de nombreuses années plus tard il en était nommé directeur ! La compositrice Sharon Kanach avait passé une nuit blanche en envisageant une pièce sur des poèmes de T. S. Eliot. Le lendemain elle a son cours particulier et Nadia : « N’est-ce pas ? que T. S. Eliot est un des plus grands écrivains de langue anglaise ? » Kanach : « Mais comment vous avez su ? » et Nadia lui fit juste un clin d’œil.
Après des semaines de cours et comme je repartais à Boston, j’étais en pleine crise : compositeur ou pianiste ? Je le lui demandais et elle me dit : « mais qu’est-ce que c’est toutes ces heures que l’on a passé ensemble : connais-toi toi-même ! Mais je ne suis pas inquiète, la vie va te montrer ta voie, tout naturellement”. Quelques jours plus tard je suis invité à jouer en soliste avec le Boston Symphony, je lui envoie un télégramme ”J’ai trouvé », elle me répondit aussitôt « comme je te l’ai déjà dit, je ne cherche pas, je trouve… ». De toutes façons j’avais besoin de la scène. Le compositeur en moi s’exprime au travers de mes improvisations.
Yvonne Loriod (1924-2010)
A un moment je suivais parallèlement des cours avec Yvonne Loriod. Quand je jouais à Nadia le Catalogue d’oiseaux« , elle me faisait jouer uniquement le pouce droit d’un passage d’accords. J’ai relaté cela à Messiaen qui eut un regard un peu ironique et moqueur « Quand même ce n’est pas une fugue de Bach ! » Mais j’ai pris sur moi et lui est joué par cœur : cela l’a amené à prendre en considération cette femme qu’il détestait a priori, comme néoclassique. J’avais rencontré les Messiaen au Festival de Tanglewood et décidai de les revoir à Paris ; je le dis à Nadia : « je m’informe » et quelques jours plus tard : « c’est bon », je m’étais bien gardé de lui dire que j’avais déjà commencé mes cours avec Yvonne Loriod… Travailler ainsi avec ces monstres sacrés ou avec Boulez, je me disais « ce pays vaut le coup ! »
Yvonne Loriod me dit, ”tu vas participer au Concours International d’improvisation ; mon élève Michaël Levinas l’a gagné, tu vas le gagner aussi ”. Elle avait raison, je l’ai gagné.
Carrière
Mes débuts à Paris à Gaveau étaient grâce à Yvonne Loriod. J’ai joué, sur sa recommandation, avec l’Ensemble Ars Nova une pièce très difficile. J’en suis tombé malade une semaine… Encore grâce à elle j’ai pu faire une tournée avec Charles Bruck pour la Turangalîla-Symphonie, ou les Petites liturgies. Ma carrière était lancée, Ohana m’invita, Claude Helffer m’entendit à la radio jouer la Sonate Concord de Ives et rapidement est devenu un grand allié. Geneviève Joy et Dutilleux également. La liste est longue de personnes désintéressées qui m’ont aidé, comme Noël Lee, qui était pourtant LE pianiste américain en France. J’avais donné une longue interview et on me demandait quel était mon plan de carrière : « Aucun ! » que des aventures et tant pis si ce n’est pas régulier, pas une maison de disques mais plusieurs, de multiples agents… Cela m’a permis de rencontrer nombre de personnalités si variées : Elizabeth Taylor, Bette Davis… sans parler des voyages partout dans le monde.
TV : Du coup on vous a collé l’étiquette de pianiste de musique contemporaine ?
JG : Ça me désole. Vous m’avez entendu récemment dans cette master class où j’utilisais les techniques de Franz Liszt. Ma fierté est de pouvoir jouer le répertoire contemporain avec la finesse pianistique de tous les temps. Une des plus belles critiques que j’ai reçues, c’était dans Fanfare je crois : « ce qu’on aime chez Gottlieb, c’est qu’il joue les contemporains d’une manière qui ferait honneur à ceux du passé”. Cette étiquette musique contemporaine m’agace un peu, mais il y tant de pianistes qui jouent Chopin, que je joue merveilleusement d’ailleurs et personne ne joue Brahms mieux que moi ! (rires). Mais ça m’arrive de jouer des classiques, le 3e Concerto de Beethoven au Japon récemment par exemple ! Il n’y a pas longtemps j’étais à un festival au British Museum où j’ai joué du Ohana, Messiaen, Scelsi, Crumb…, mais mon récital commençait avec Liszt. J’ai eu également le privilège de jouer avec des ensembles, comme avec Diego Masson, Paul Méfano, Bruno Mantovani, etc.
[je lui montre l’édition papier de ses nombreux programmes musicaux présents sur son site] : Oh c’est très partiel, mais je me suis aperçu qu’ils avaient été pillés par certains, j’étais furieux, mais en même temps j’aime bien transmettre, comme lors de masters classes.
[Je lui demande le nombre de créations qu’il a réalisées : il me sort une liste] : 102 ! toutes formations confondues, y compris Erik Satie ; j’ai aussi reçu des propositions de créations que j’ai rejetées.
TV : Vous abordé tous les genres de musique contemporaine !
JG : Oui, les gens étaient choqués quand j’ai fait un disque Philip Glass… J’étais à la Villa Médicis quand Régis Campo y était pensionnaire : j’y ai donné un récital : il y avait du Campo, du Donatoni, du John Adams, Aperghis était là : les premières pièces : « génial, j’adore » et quand ce fut le moment d’Adams, il partit en claquant la porte ! Je m’aperçois qu’il manque la création de Socrate de Cage pour deux pianos, Cage que j’ai bien connu. J’ai fait un disque de pièces de Cage pour piano non préparé, j’adore la musique de Cage, et celle de Donatoni, pourtant antinomiques. Mais j’ai créé aussi du Aperghis, du Magnus Lindberg, du David Lang, du Betsy Jolas, du Sylvano Bussotti, du Lukas Ligeti, du Donatoni, que sais-je [suit un passage sur les néos où l’on a bien rigolé, mais on ne donnera pas de noms].
[Vient ma question récurrente sur la nécessité ou non d’une démarche pédagogique vis-à-vis de la musique contemporaine] : Je ne sais pas. je donne des conférences de temps en temps; une fois c’était devant des lycéens et je me demandais comment les amener à la musique contemporaine… Alors, j’ai fait jouer un extrait de Electric Counterpoint de Steve Reich, pièce très ‘pop’, dont j’aime beaucoup les accords de 9e ou de 11e d’ailleurs, c’est quand même mieux que les accords de trois sons de M. Glass… Et puis je les ai amenés ensuite à la musique de George Crumb, entre beaucoup d’autres.
Il y a des œuvres de Reich que je déteste ! Comme disait Nadia, « ce ne sont pas les compositeurs, ce sont les œuvres. Des gens me disent je n’aime pas Boulez, alors je leur demande : connaissez-vous Rituel par exemple ? Ou Sur Incises ? Il y des pièces par exemple de Xenakis ou de Stockhausen que j’adore, d’autres que je n’aime pas ou moins.
Je participe régulièrement à des jurys. Il y a longtemps, pour l’épreuve de sortie du Conservatoire de Paris, j’étais avec Lucette Descaves, très âgée ; dans le programme il y avait Liszt, Schubert et Stockhausen. Lucette me dit « comment vous discernez le jeu dans ce 11e Klavierstück de Stockhausen, je n’y comprends rien ». je lui dit que je suis tout à fait capable de juger de la finesse du jeu du pianiste au travers de cette œuvre. Je lui dit, on va faire un test, si quelqu’un commence avec le Stockhausen, je vous dirai et on verra si vous êtes d’accord avec moi avec les Schubert et Liszt. Le suivant commence avec le Stockhausen et je lui dit « pas fin ». Elle écoute alors les Schubert et Liszt et me demande : mais comment avez-vous su ? ».
Pianistes
Ah ! la fameuse question ! Dinu Lipatti, Radu Lupu, Kun-Woo Paik, qui, hélas, ne dirige plus son festival de Dinard. Martha Argerich bien sûr malgré sa tendance à la folie de vitesse, mais quand elle est en forme, c’est extraordinaire. Sergei Babayan ! ! J’étais à un jury au Japon avec lui et Martha – qui a joué récemment à quatre mains avec lui – c’est un immense pianiste et pédagogue, professeur de Daniil Trifonov. Je ne le fais jamais, mais à un pianiste venu un jour jouer pour moi, je lui dit ”écoute ce concerto de Mozart joué par Babayan et fait pareil !”
Je donne assez peu de cours particuliers : cinq pianistes de haut niveau qui viennent une fois tous les mois ou tous les deux mois. Une exception : un pianiste russe qui vit à Paris, a dix-huit ans et est vraiment exceptionnel.
TV : Et les anciens ? JG : Encore Lipatti, mais aussi Josef Lhévinne, incroyable, Rubinstein plus qu’Horowitz, mais c’est comme pour les compositeurs : ça dépend quoi. Horowitz était un sujet de moquerie pour Nadia Boulanger, ce qui ne l’a pas empêché de l’inviter chez elle – célèbre dîner où il y avait Gershwin à la même table ! Un des convives leur demanda à chacun de jouer le répertoire de l’autre, mais ils refusèrent finalement avec raison. Encore une anecdote : à table, à des dîners, Boulanger et moi jouions des partitions sur le dos de l’autre : les gens étaient choqués qu’on puisse toucher ainsi Nadia Boulanger ! « Beethoven Empereur, Chopin Etude en mi majeur, etc.” On peut citer Arrau, Backhaus, Edwin Fischer, Gould parfois, Rachmaninov, pas tout, Kempff à la technique lisztienne. Guiomar Novaes, son Concerto de Schumann ! Nelson Freire. Au même jury au Japon, Martha me disait : ”c’est l’unique pianiste qui m’a fait peur.”
J’ai rencontré sa fille, et son ex-compagnon Stephen Kovacevich, qui n’a jamais été marié avec elle d’ailleurs, merveilleux pianiste. Volodos ? Magnifique ! Barenboim a fait des choses magnifiques. [On n’est pas d’accord sur son dernier Debussy]. J’aime Alain Planès. Je pourrais continuer, il y a des magies chez Maria João Pires, j’ai rencontré aussi Alicia de Larrocha, merveilleuse pianiste, mais assez piètre pédagogue [on est d’accord sur sa première intégrale d’Iberia]. Martha a toujours refusé d’enseigner, elle ne s’en sent pas capable ; au jury au Japon, les pianistes non retenus venaient écouter nos commentaires et nos conseils : elle a quitté sa place pour venir à mes côtés : « Qu’est-ce que tu vas leur dire, je t’écoute ! » et quand je donnais mes commentaires, elle me disait : « c’est bien, c’est bien ! » presque moqueuse. Pour moi, Sergei Babayan est un des plus grands pédagogues actuels. Aussi CPE Bach et Scarlatti par Mikhail Pletnev !
Le courant passe
TV : Vous avez certainement connu ces moments de concert où, comme l’on dit, le courant passe…
JG : Bien sûr, notamment avec l’expérience, connaître, que l’on soit sur l’estrade ou dans le public ces moments d’extase où tout le monde communie avec la musique, mais on n’est pas des dieux ! Je me rappelle Alfred Hitchcock qui voyait Ingmar Bergman un peu surjouer son rôle : ”Ingrid, ce n’est qu’un film ! » Parfois, je pense à ça : c’est un concert, pas une synagogue, une mosquée ou une église !
Une autre anecdote, Bernstein venait de donner un concert à Paris et après il y avait une réception : Claude Samuel, Henri Dutilleux, etc. y étaient. Lenny : « qui veut jouer quelque chose (sur le piano du lieu de la réception) ? Personne… « Qui veut jouer du Ravel ? « Putain, je n’ai pas joué depuis des années », ivre mort, il se met à jouer en miettes Alborada del gracioso. Dutilleux me dit : « vous n’oublierez jamais ce moment ! De la musique pure”. A Varsovie, Bernstein, soûl à la réception à la suite de son concert, termina dans la piscine, puis se mit à danser toute la nuit dans une boîte, et le lendemain, il révisait, tout frais, sa partition dans un taxi…. Sa fille Jamie, que je connais bien, vient de sortir un livre sur son père.
Ses projets
Oh, Thierry, je n’aime pas le marketing, vous verrez bien. Je peux juste dire que je jouerai à Paris en novembre […]