J’avais été enchanté par la prestation de Jonas Vitaud il y a maintenant six ans dans un récital organisé par l’association Arthemes, notamment par son Brahms. Il a depuis sorti quelques disques (cf.). Nous nous sommes revus récemment lors d’un récital très réussi où figuraient l’op.17 de Schoenberg et un mélodrame de Viktor Ullmann sur Le Chant d’amour et de mort du cornette Christoph Rilke. D’où l’idée de déjeuner ensemble pour faire le point sur sa carrière.
Enfance et études
J’ai commencé un peu par hasard le piano à l’âge de six ans. Ma famille n’était pas musicienne mais mon institutrice en maternelle nous faisait régulièrement écouter des disques de musique classique en fin de journée : Mozart, Haendel… Je demandais à acquérir les disques des œuvres écoutées et l’on m’a finalement acheté un piano. Voyant mon intérêt pour la musique, mes parents m’ont fait commencer le piano auprès d’un professeur particulier plutôt qu’au conservatoire et je pense que cela a été pour moi une bénédiction. J’ai fait énormément de déchiffrage de tout le répertoire à cette époque, de Dowland à Bartók. Même si je n’avais aucune rigueur ni aucune idée de comment travailler, ça a été très formateur. Au bout de deux ans, ce professeur décida que je devais maintenant travailler avec méthode et discipline, je suis alors rentré au Conservatoire du XVIIe arrondissement avec Marie-Josèphe Truys. Un enseignement très intéressant, mais en rupture totale avec mon professeur précédent : le répertoire était moins varié et il me fallait passer des mois sur la même pièce, une horreur pour moi qui était habitué à me réjouir de nouvelles pièces presque chaque semaine ! Mais j’ai appris à réellement analyser les partitions, lire et respecter les annotations des compositeurs, et poser correctement mes mains sur le clavier avec des premiers rudiments de technique pianistique.
A mon entrée au collège, je suis entré du même coup au CRR de Paris . J’étais en horaires aménagés au Lycée Lamartine : j’avais école le matin, et conservatoire l’après-midi. J’avais comme professeur Chantal Fraysse, que j’aimais beaucoup . Elle avait le don de simplifier les difficultés, de les rapporter à leur caractère élémentaire pour reprendre la formule d’Alfred Cortot, l’un des plus grands pédagogues de l’histoire de la musique. C’est elle sans doute qui m’a le plus apporté, sur le plan technique et musical.
Quatre ans plus tard, je suis entré au Conservatoire de Paris, avec Brigitte Engerer – je n’étais pas toujours séduit par ses interprétations, souvent peu sensible à son rubato par exemple, par contre elle avait une superbe sonorité, un grand sens du legato, une très belle main gauche (les accompagnements de « velours » dans Chopin…), tout cela m’a impressionné. Malheureusement je sentais une certaine imprévisibilité et instabilité de sa part, qui l’empêchaient d’être d’une humeur égale. Elle m’a néanmoins beaucoup soutenu et encouragé.
J’ai eu bien sûr d’autres professeurs – en musique de chambre : Pierre-Laurent Aimard, si inspiré en musique contemporaine, souvent moins convaincant dans le répertoire classique ou romantique, Christian Ivaldi également, homme d’une immense culture, superbe chambriste, grand connaisseur du théâtre et de l’opéra. C’est une époque (entre 2000 et 2002 ) où j’ai participé à de nombreux stages et académies, et fait des rencontres marquantes, comme Jean-Claude Pennetier, homme d’une grande hauteur de vue sur la musique, ou encore György Kurtág. Celui-ci était en résidence au CNSM et y donnait régulièrement des cours de piano et de musique de chambre. Kurtag connaissait comme personne les quatuors de Bartók avec lequel il avait d’ailleurs souhaité travailler en 1945. Bartok devait en effet revenir enseigner la composition à Budapest après son voyage aux Etats-Unis. Hélas, Kurtag et Ligeti qui l’attendaient de pied ferme, ont appris la mort de ce dernier à New-York et n’ont pas pu profiter de son enseignement.
Kurtág est un enfant de Bartók et de Webern : c’est un miniaturiste, un maniaque du détail, il fallait apporter une attention, une intelligence, une vie à chaque note ; on pouvait parfois passer deux heures sur deux mesures, il pouvait vous arrêter avant même de jouer jugeant que votre respiration n’était pas adéquate compte tenu du caractère de la pièce ! Mais le travail réalisé avec lui restera ancré toute ma vie – j’avais notamment travaillé son œuvre …quasi una fantasia…, pour piano et orchestre, œuvre qui avait été jouée à la cité de la musique après 4 mois d’un travail acharné avec lui.
Dans le cadre du festival de Cordes sur Ciel, j’ai pu rencontrer d’autres très grands compositeurs, parmi lesquels Henri Dutilleux.
L’approche de Dutilleux était radicalement opposée à celle de Kurtag, il laissait énormément de liberté à l’interprète. Si certains de leurs choix pouvaient le surprendre, il était « bienveillant » avec eux, pouvait même se laisser convaincre, et remettre en question certaines de ses indications avec une humilité extraordinaire pour un si grand artiste… Je pense que j’ai réalisé peut-être mon disque le plus abouti (même si je ne renie en rien mes disques suivants ! ) avec « Miroirs » chez Nomadmusic, qui entrecroise certaines des dernières pièces de Liszt, avec les Préludes et la Sonate de Dutilleux.
J’aurai le plaisir de rendre hommage plusieurs fois à ce génie cette année à l’occasion des 10 ans de sa mort, en commençant par un récital à la Roque d’Anthéron le 9 août prochain.
(puis il y aura des concerts hommages à Castres et Tourcoing en fin d’année…)
Carrière
Comme je l’ai dit plus haut, Brigitte Engerer m’a beaucoup aidé au départ avec des récitals à quatre mains ou le concerto de Mozart pour deux pianos que j’ai fait plusieurs fois avec elle. Je me suis produit sur scène dès l’âge de 15 ans. A l’époque du CNSM, j’ai fait de nombreuses rencontres avec de très bons musiciens, qui m’ont permis de construire des groupes de musique de chambre par la suite. Par exemple en 2006, j’ai fondé le trio Cérès avec Noémi Boutin et Julien Dieudegard que je connaissais depuis cette époque (c’était aussi le cas de Yumiko Tanimura avec laquelle je faisais un duo chant/piano – on a joué ensemble pendant dix ans, obtenant des prix à des concours internationaux comme celui de l’ARD de Munich ce qui nous a donné pas mal d’engagements). J’ai fait énormément de musique de chambre jusqu’à l’âge de 30 ans environ, mais depuis une quinzaine d’années je joue nettement plus souvent en soliste. Maintenant mes partenaires les plus fréquents en musique de chambre sont le violoncelliste Victor Julien-Laferrière, ou la violoniste Misa Yang.
Pour ce qui est de l’enseignement j’avais débuté au CNSM il y a dix ans quand on m’a proposé d’être professeur d’accompagnement et de déchiffrage. Puis j’ai eu la proposition de Marie-Josèphe Jude de devenir son assistant. Début 2022, il y a eu l’ouverture d’un concours de professeur de piano principal suite au départ en retraite de Michel Dalberto et de Roger Muraro ; j’ai été reçu au concours en juin 2022 et j’exerce depuis cette année en tant que professeur de piano.
J’ai eu de nombreux engagements avec orchestre grâce à René Martin, j’ai pu jouer le premier concerto de Brahms ou des concertos de Beethoven au Japon, en Pologne ou en Russie. Mais il est très difficile d’être engagé avec des orchestres français, peu de prise de risque de la part de beaucoup de directeurs d’orchestres aujourd’hui…
Pianistes
Quels sont les pianistes présents ou passés que je préfère? Il y en a beaucoup que je vais oublier. Je pense d’abord peut-être à Cortot dont le jeu m’a toujours fasciné, notamment dans Schumann, la longueur de sa sonorité dans le chant, sa maîtrise exceptionnelle du contrepoint, la subtilité de son rubato, j’aime beaucoup ses Chopin également. Pour Chopin, Rubinstein reste également une référence absolue, Horowitz pour Rachmaninov et Scriabine, pour Scarlatti aussi. J’aime Gilels, peut-être encore plus que Richter (même s’il y a des réussites insurpassables et exceptionnelles chez Richter) – c’est un immense poète, j’aime profondément sa sonorité.
Aujourd’hui j’aime aussi Argerich, Pletnev, Volodos, Pires. J’ai une passion pour certains pianistes du passé moins connus comme Jorge Bolet : des Liszt et des Franck exceptionnels, orchestraux et riches. J’adore aussi les Liszt de Lazar Berman. Pour Mozart, Ingrid Haebler (qui est morte très récemment), Lili Kraus, Clara Haskil…
Disques
Ci-dessous, ses enregistrements les plus récents : La plupart ont été édités chez Mirare. Je leur suis très reconnaissant d’avoir soutenu le projet du disque « jeunes années » consacré à Debussy, projet à gros budget car il conviait de nombreux artistes et proposait la Fantaisie pour piano et orchestre. Je vais enregistrer cet été un programme consacré à Dvořák, dont la musique pour piano est rarement jouée. J’aimerais proposer un programme Ullmann avec le mélodrame que que vous citiez complété avec une œuvre pour piano.
J’ai aussi un projet Enesco, compositeur que j’aime beaucoup et que j’ai beaucoup joué, notamment sa deuxième sonate pour violoncelle ou ses Impressions d’enfance ; j’ai dans l’idée un programme du type de celui du disque Debussy, avec piano solo, musique de chambre et peut être de la voix avec ses Chansons de Clément Marot. Je trouve notamment sa musique de la maturité extrêmement riche, assez complexe, mais fascinante. C’est un projet à long terme car il me faut jouer encore davantage certaines de ses œuvres pour piano.
Puisque j’ai commencé en mentionnant son interprétation de la musique de Brahms :