La voilà donc cette intégrale. Suzana Bartal l’a donnée plusieurs fois en concert, sans partition, trois heures, 26 pièces… Il faut déjà pouvoir retenir l’ordre des pièces de ces trois cahiers !
Je l’ai entendue en récital dans Liszt il y a quelque temps et j’avais été emballé. Ce sont des œuvres qu’elle a rôdée depuis des années avant de considérer de jouer et d’enregistrer cette intégrale des Années.
Pas d’esbroufe facile ici (le nombre de pianistes que je peux entendre en récital qui jouent trop vite, qui tapent sans raison évidente, qui prennent les voix secondaires pour les voix principales…), mais un travail en profondeur des partitions, travail rendu avec de grands moyens pianistiques. On s’était rencontrés il y a déjà quatre ans (interview) ; sa carrière a bien évolué depuis et elle a d’autre part acquis la nationalité française et épousé le compositeur Éric Tanguy.
Ayant réécouté des versions fameuses, celle-ci me paraît atteindre au plus haut niveau, aussi l’ai-je sollicitée pour qu’elle en dise quelques mots.
TV : Comment fait-on pour retenir toutes ces notes et ne serait-ce que l’ordre des 26 pièces !
SB : On peut bien sûr rencontrer quelques pièges pour la mémoire. Par exemple, au début de l’apprentissage, on peut se mettre à vouloir confondre les petites cadences virtuoses des trois Sonnets de Pétrarque qui se ressemblent dans leur caractère transitionnel.
TV : Quel est l’intérêt de jouer le cycle complet en concert ?
SB : Il y a une structure globale qui se dégage. C’est un voyage, par exemple, il termine le cycle suisse avec la douceur des Cloches de Genève plutôt qu’avec la pièce plus virtuose de la Vallée d’Obermann. De même, les six premières pièces de L’italie et notamment les trois Sonnets de Pétrarque appellent en quelque sorte Après une lecture du Dante, ou encore le côté « cathédrale gothique » de Sursum corda, digne clôture de la troisième année et du cycle. Je ne suis généralement pas convaincue par les « intégralistes » – certains ont donné toute l’œuvre pour piano de Chopin en concert par exemple, mais pour les trois années, je trouve que cela a du sens.
Les Jeux d’eau de la villa d’Este est une pièce que j’ai d’abord apprise hors du contexte des pièces mystiques qui l’entourent dans le cycle, mais quand on l’y insère, la vision de cette pièce change complètement : on ne peut comprendre sa spiritualité sans jouer le cycle en entier.
TV : Quelles sont les pièces le plus difficiles pour vous ?
SB : La plus difficile est Après une lecture du Dante sans aucun doute, tant du point de vue technique, physique et de la construction. Certains pensent d’ailleurs que c’est dans un sens plus difficile à bien interpréter que la Sonate en si. Il y a ensuite la très virtuose Tarentelle de Venezia e Napoli et également la Vallée d’Obermann ou Les Jeux d’eau de la villa d’Este. Et également L’Orage toute en successions d’octaves. J’ajouterai une pièce qui a l’écoute parait facile mais qui est en fait difficile à rendre, c’est Au bord d’une source.
TV : Comment fait-on pour jouer ces pièces avec toute la virtuosité requise, mais sans « taper » ?
SB : C’est un malentendu fréquent autour de la musique de Liszt : certains pianistes s’imaginent qu’il faut jouer en puissance, le plus vite possible, etc. J’en ai joué pendant mes années d’apprentissage, mais j’étais alors plutôt attirée par Brahms, Schumann… ce n’est qu’à la fin de mon adolescence que je m’y suis mise vraiment. J’aime bien les sons amples, mais pas brutaux. D’ailleurs, dans une grande salle, par exemple si on joue un concerto : si on tape, en fait le son ne se déploie pas et on est couvert par l’orchestre.
TV : Vous avez tenu je crois à enregistré cette intégrale sur un piano particulier ?
SB : J’ai eu un coup de cœur absolu pour ce Steinway en particulier en le jouant lors de mon intégrale au Festival Berlioz en août 2018. Ayant partagé mon enthousiasme avec Bruno Messina, le directeur du Festival, celui-ci m’a proposé d’obtenir sa location, ainsi que celle du lieu (le Prieuré de Chirens) pour l’enregistrement. La corrélation entre un piano et un interprète est mystérieuse: un certain son de piano avec un certain réglage de l’instrument et un répertoire qu’y s’y prête particulièrement.
TV : Prochains projets ?
SB : J’espère faire bientôt un disque avec orchestre, je poursuis l’aventure des Années de pèlerinage et je m’occupe de mon festival de Riom en juin prochain, où, à côté de grands classiques, j’introduis également des pièces de compositeurs contemporains dans la programmation : Régis Campo, Philippe Hersant et Thierry Escaich.