Schumann – Carnaval
Un opuscule passionnant du musicologue Jacques Chailley. Celui-ci était certes un pourfendeur de l’atonalité (il réussit même à critiquer Boulez dans cette étude !). Même ancienne, elle nous semble faire le tour de la question du Carnaval de Schumann – et au-delà à propos des anagrammes en musique (sans toutefois citer Berg – Concerto de chambre par exemple).
Résumons : Schumann écrit cet op. 9 dans les années 1834-1835, Après les Papillons de 1830 et juste avant les Etudes symphoniques op. 13. Il se fiance à une élève comme lui de Friedrich Wieck, Ernestine von Fricken – la fille de Wieck, Clara, n’a alors que quinze ans et demi. .Marcel Beaufils considérait les « Carnavals de Schumann » comme un cycle avec les Papillons op.2, le Carnaval op. 9, le Carnaval de Vienne op. 26, les Intermezzi, les Davidbüdlertänze, Kreisleriana, l’Humoresque, les Phantasiestücke, les Scènes de bal et le Bal d’enfants… Le tout inspiré notamment par les Flegeljahre (« l’âge ingrat ») de Jean-Paul-Friedrich Richter, dit « Jean-Paul ». Les héros du roman – qui assimilent la vie à un bal masqué perpétuel – sont deux jumeaux : Walt , timide et rêveur, deviendra Eusebius et Vult, le cynique, Florestan.
Les titres des morceaux :
1. Préambule (la bémol)
2. Pierrot (mi bémol)
3. Arlequin (si bémol)
4. Valse noble (si bémol)
5. Eusebius (mi bémol)
6. Florestan (sol mineur)
7. Coquette (si bémol)
8. Réplique (sol mineur)
9. Sphinx
10. Papillons (si bémol)
11. A.S.C.H. – S.C.H.A: Lettres Dansantes
12. Chiarina (ut mineur; Clara)
13. Chopin (la bémol)
14. Estrella (fa mineur; Ernestine)
15. Reconnaissance (la bémol)
16. Pantalon et Colombine (fa mineur)
17. Valse Allemande (la bémol)
18. Paganini (fa mineur)
19. Aveu (fa mineur)
20. Promenade (ré bémol)
21. Pause (la bémol)
22. Marche des « Davidsbündler » contre les Philistins (la bémol).
ASCH – AsCH – SCHA
Asch, la ville où vivait Ernestine est devenue tchèque : Aš
ASCH : la notation musicale allemande est A – la, B – si bémol, C – do, D – ré, E – mi, F – fa, G – sol et H, si bécarre. L’allemand désigne les altérations par un suffixe accolé à la lettre : is pour les dièses, es pour les bémols. Mais cela sonnant mal lorsque ces suffixes sont accolés à une voyelle, on dit non pas Aes mais As (la bémol) et Es (mi bémol). Ce dernier se prononce S et donc S = mi bémol.
Cette cellule de 4 notes (la, mi bémol, do, si bécarre) se retrouvera comme « cellule génératrice » dans de nombreux morceaux, transcription musicale donc de la ville d’Ernestine sa fiancée.
Ce n’est pas fini : As peut également se lire la bémol ce qui fait que Schumann utilisera aussi cette version en 3 notes : la bémol, do, si bécarre.
Enfin dans SCHUMANN, il y a SCHumAnn, mi bémol, do, si bécarre, la. Sphinxes en donne la clé : l’association du nom de Robert avec celui de la ville de sa fiancée. Voici quelques apparitions de ces cellules :
Il se trouve que des éditions mentionnent encore que Sphinxes ne doit pas être joué et de nombreux pianistes suivent ce conseil…
Discographie
Comme on aime les listes, on a recensé par moins de 106 enregistrements commerciaux : .
On n’a pas tout écouté… et sélectionné uniquement des enregistrements studio et même si on s’est parfois laissé aller à une ironie trop tentante, on a le plus profond respect pour chaque pianiste – on a retenu une liste restreinte après l’audition du Préambule et du Pierrot :
Youri Egorov, le chouchou des critiques français : 1 – un beau son, virtuose, pas d’effet, rapide, un peu extérieur peut-être. 2 – Très poétique, ➡
Eric Le Sage : 1 – Peut être encore plus ‘carnaval’, 2 – Encore plus poétique. ➡
Samson François : 1 – C’est beau, une grande clarté, mais on n’est pas très concerné. 2 – idem
Wilhelm Kempff : 1 : c’est plus carré, sec, lent, mais de la rigueur naît une poésie qui fait qu’on a du mal à quitter l’écoute… ➡
Pierre Barbizet : du grand, « gros » piano, plus d’estrade que schumannien.
Gary Graffman : idem, assez lourd
Alfred Cortot : « ses derniers enregistrements » : une caricature de lui-même
Arturo Benedetti Michelangeli : EMI : du grand piano, un maître du clavier et du son, ceci dit le 1 est un peu empesé, le 2 fait un peu surdimensionné, mais c’est si beau… ➡
DG : le son est plus ancien, mais c’est plus nerveux, le 2 est d’une liquidité irréelle. ➡
Benno Moiseiwitsch : Façon Liszt / Rachmaninov, beaucoup d’effets de manche, mais ça raconte une histoire. ➡ ?
Claudio Arrau 1959 : I : rapide, fantasque, carnavalesque – 2 : rapide aussi, mais quasi inquiétant, ➡
Jean-Nicolas Diatkine 2014 : de l’élégance, du beau piano, moins fou que certaines versions précédentes, mais c’est très bien construit, ➡
Michaël Levinas 2010 : I, de l’allure, de la carrure, la fin du I est un peu unime, voire bruyante, le 2 est lent mais peine à soutenir l’intérêt.
Inger Södergren : un de nos disques de chevet d’il y a plus de 10 ans : c’est décidé, il y a une vision, un « fruité » de doigté unique, dans le 2 la magie opère toujours. Je ne me rappelle pas avoir noté comme ce jeu était « féminin » : une délicatesse du touché des doigts mené néanmoins par un poignet ferme et décidé. ➡
Yundi Li 2005 : Je confirme, même si le 13e morceau s’intitule « Chopin », c’est bien Schumann qui l’a composé.
Antonin Kubalek : très belle sonorité, originale, mais l’interprétation ne l’est guère, originale.
Serguei Rachmaninov 1942 : son ingrat, des fulgurances, des boulés, un discours qui paraît un peu simpliste et pourtant on continue l’écoute ! ➡
Brigitte Engerer 1979 : Beau passage rapide du I, c’est de l’excellent piano, bien timbré, mais à chaque fois on sait comment seront rendues les mesures suivantes…
Valentina Igoshina 2006 : un peu pareil, sauf qu’ici on sait comment les mesures qui suivent devraient être…
Arthur Rubinstein 1972 : I : le piano paraît plus petit, ça fait un peu « métier », dans le 2 on reconnaît ses sortilèges de toucher, mais on n’a pas l’impression d’être dans l’œuvre.
Nelson Freire 2003 : I : l’épisode animato l’est vraiment, de la classe, de l’entrain, du timbre, le II : ça manque de contrastes : si on passe de f à pp, ce n’est pas de mf à p.
Pierre-Laurent Aimard 2006 : est un excellent interprète de Messiaen et de la musique contemporaine – Tiens, au fait, Pollini ne l’a pas fait ?
Véronique Bonnecaze : I : beau piano, avec des graves un peu légers, un peu chopinien, le 2 est beaucoup plus contrasté. ➡
Idil Biret – La marathonienne du piano – Le notes y sont, pour l’interprétation, on ira voir ailleurs.
Evgeny Kissin 2002 : Manifestement une façon de repérer les pianistes qui ne sont pas dans l’œuvre est de voir s’ils respectent peu ou prou les indications dynamiques.
Maurizio Baglini 2012 : Prise de son lointaine, I lent, c’est pourtant Quasi maestoso, c’est assez extérieur en plus.
Solomon : Dommage que le son sature, c’est très bien construit, un 2 très habité (et contrasté !). ➡
Eugen Indjic 2011 : Sans grand intérêt.
Charles Rosen 1963 : A ranger à Mendelssohn.
Alicia de Larrocha 1989 : le I est traditionnel, beau toucher dans le 2, mais tout cela manque de fantastique.
Jean-Marc Luisada 2000 : je ne résiste pas à mettre la pochette :
Il fallait oser, ils l’ont fait !
Que d’intentions dans le I ! Du très beau piano, de superbes accords, un son ‘schumannien’, pas une once de Chopin ici, un II très personnel et réussi. ➡
Jorge Bolet 1987 : un I avec de l’allure, traditionnel ; les 2 dangers de cette partition, c’est d’aller vers Chopin, ou vers Liszt comme ici.
Stefan Vladar 2006 : un I rapide, mais plus survolé que survolté, un 2 un peu quelconque.
Joyce Yang 2011 : des intentions guère probantes.
Claire-Marie Leguay 1997 : début du I sans grand relief, un animato réussi, après on s’égare un peu, le II est un peu étale.
Julius Katchen 1958 : I nerveux, voire brutal, un II un peu étale également.
Anton Kuerti 1991 : Une lecture « classique », mais de bonne tenue. ➡ ?
Mitsuko Ushida 1995 : Du beau piano, de l’allure, du ‘drive’. ➡
Freddy Kempf 2000 : Un I plus que maestoso, très beau piano, un 2 un peu uniforme.
Milana Chernyavska 2011 : Encore une belle version où les notes sont là et bien là, on n’est juste pas dans l’instant.
Stjepan Radic 2009 : Il veut faire grand, mais c’est finalement un peu empesé (I). II : Pierrot est bien triste, s’ennuie-t-il ?
Gyorgy Sandor 1961 : Côté Chopin.
Leopold Godowski 1930? : A part quelques notes avalées, rien de bien neuf finalement, un peu piano d’estrade, le II est un peu simpliste.
Podium
Après plus de quarante versions écoutées dans les 2 premières pièces – en regrettant l’absence de Karl Engel, Reine Gianoli ou Geza Anda par exemple, on écouterait donc plus avant :
Claudio Arrau – Jean-Nicolas Diatkine – Wilhelm Kempff – Jean-Marc Luisada – Arturo Benedetti Michelangeli – Benno Moiseiwitsch – Serguei Rachmaninov – Inger Södergren – Solomon – Mitsuko Ushida et si on a le temps Véronique Bonnecaze & Anton Kuerti.
Arrau : Arlequin bondissant à souhait, un Eusebius feutré, il est évidemment supérieurement à l’aise dans Chopin, un Paganini qui défrise, un Aveu susurré, le reste à l’avenant ; ça paraît difficile de faire mieux ?
Jean-Nicolas Diatkine : un Arlequin moins fantasque, un Eusebius sotto voce comme indiqué, il y a tout au long une aisance, un strict respect de la partition, c’est plus aéré qu’Arrau, il joue Sphinxes, ses Papillons sont prestissimo, on ne commentera pas le reste : c’est d’un naturel et d’une caractérisation confondants. On se met à aimer l’œuvre !
Du coup je m’arrête là…
Youtube : 1 – 2
(06/10/21) : La Carnaval de Jean-Nicolas Diatkine vient de ressortir chez SoloMusica :
Disponible par exemple à la FNAC ou sur Qobuz.
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A mon humble avis, il manque une écoute critique de Geza Anda, très bien dans cette oeuvre…
c’est sûr, toujours aimé ce pianiste – dont l’épouse qui dirigeait le concours Geza Anda vient d’ailleurs de décéder – (+ son Schumann avec Kub) mais je ne l’avais pas à disposition
Merci et bravo