Rencontre avec Philippe Hurel
Cela fait des années que je croise Philippe Hurel aux concerts de musique contemporaine, notamment ceux de son excellent ensemble Court-circuit – et l’on a pu enfin trouver un créneau pour une rapide interview.
Le style
TV : On vous a un peu rapidement catalogué comme compositeur spectral, pouvez-vous nous donner quelques indications sur l’évolution de votre langage ?
PH : En fait ma principale influence a été le structuralisme, qu’il soit allemand ou français. Pour ce qui est de la musique spectrale, j’avais écrit dès 1982 une section d’orchestre très proche de cette mouvance sans connaître les musiques de Gérard Grisey ou de Tristan Murail. Ce n’est qu’ensuite que j’ai découvert Partiels de Grisey, et ce fut un véritable choc. J’ai toujours été attiré par les aspects contrapuntiques de la musique, mais, passionné par les relations harmoniques et la fusion instrumentale, c’est naturellement que je me suis orienté vers les techniques spectrales. J’ai aussi été influencé par le jazz – dans ma jeunesse je jouais de la guitare et du violon électrique avec un groupe de jazz-rock – mais il y avait dans le milieu de la musique contemporaine française de l’époque une défiance à l’égard de la pulsation, des rythmes périodiques en général et de ce que j’appellerais « le groove ». D’ailleurs, à cette époque à Paris, on ne jouait pas Reich ni les musiques répétitives américaines. C’est amusant d’ailleurs car il y a de nombreuses musiques de Boulez qui « pulsent », bien qu’il ait été un pourfendeur de la pulsation et du « temps fort ».
Pendant quatre ou cinq ans, j’ai écrit des musiques plutôt « lisses », mais je me suis dit alors qu’il fallait se servir de tout ce que l’on sait. Quand j’ai écrit les Six miniatures en trompe l’œil en 1990-1991, pièce très structurale mais où la pulsation tient une grande place, les réactions ont été très contrastées. Cette pulsation, c’est quelque chose que l’on a du reconquérir en France alors que c’était déjà communément admis aux États-Unis.
Pour l’image (1985), rattachée au courant spectral, est une pièce qui m’a fait connaître. Même si cette pièce était déjà polyphonique de façon sous-jacente, j’ai par la suite approfondi ce type d’écriture et introduit plus de discontinuité dans le discours par opposition au côté un peu « lisse » de mes premières pièces. J’ai ainsi privilégié de plus en plus la perception mélodique et polyphonique à l’intérieur d’un discours harmonique réellement spectral. Ce sont des choses a priori inconciliables, mais ce fut très stimulant, une sorte de pari. Cela m’a pris du temps, mais Cantus pour voix et ensemble (2006) en est un bon exemple. Associer verticalité spectrale et contrepoint, ça m’a pris vingt ans ! Il y a eu ensuite les
Loops, notamment Loops III pour flûte, avec un développement excessif de la répétition. Depuis le cycle Traits pour violon et violoncelle, je m’intéresse plus au geste et aux modes de jeu instrumentaux.
À un moment de ma vie musicale, j’avais décidé de supprimer les modes de jeu contemporains de mes partitions : à partir de 86, alors que je cherchais à faire sonner ma musique instrumentale comme de l’électronique, j’ai essayé de réaliser cela sans l’ajout de modes de jeu particuliers, en me servant simplement de l’harmonie et de l’orchestration, sans ces modes de jeu qui finissent par typer la musique contemporaine et sonner comme des tics.
Du coup, dans les années 90, je me suis retrouvé, à l’instar de compositeurs comme Philippe Leroux, Magnus Lindberg, Kaija Saariaho, Luca Francesconi, Ivan Fedele, et bien d’autres, à éviter la trop grande utilisation des modes de jeu et des micro-intervalles et finalement, à faire une musique plus « propre ». Nous sentions que c’était nécessaire. Ainsi des musiques sont apparues qui ont remis en avant le rythme, les processus rapides de transformation. Chez moi, on peut voir cela dans Pour Luigi, (1994) ou dans …à mesure (1996) et chez Philippe Leroux par exemple, dans AAA qui est d’une perception aussi claire que celle de la musique américaine. Finalement je me suis rapproché de certains aspects de la musique de Reich sans la connaître : je n’ai été en relation avec lui que plus tard. Mais il est normal que les compositeurs trouvent des solutions semblables, même par des voies différentes : Reich travaillait essentiellement sur le phasage / déphasage, sur des processus lents de transformation qui ne sont pas sans rappeler le monde de la musique spectrale, même si les résultats obtenus sont vraiment différents.
En réaction à la trop grande clarté de nos musiques, on a eu ensuite chez les plus jeunes des pièces hyper-saturées, mais ils en reviennent un peu maintenant. Ils sont aussi dogmatiques par leur usage constant des modes de jeu que j’ai pu l’être en les refusant. Tout dogmatisme est fossilisant et c’est naturellement que j’ai réintroduit, au fil du temps, les modes de jeux dans ma musique. En fait, dans mon parcours, je m’aperçois que j’ai mis du temps à acquérir de la liberté : c’est long d’arriver à utiliser des moyens qui peuvent paraître antithétiques mais qui peuvent vivre ensemble.
TV : Que sera le futur Hurel ?
PH : Aucune idée ! Ce qui est sûr, c’est que je suis de plus en plus attiré par les grandes formes, longues, d’ailleurs on me commande de plus en plus des grands formats. Quelque chose qui me poursuit est le fait d’arriver à écrire une musique qui ait une nouvelle forme de consonance, et travailler aussi avec objets plus légers, plus simples, tout en complexifiant d’autres paramètres. Sans doute aussi une plus grande exploration de ce que peut apporter l’électronique : instrumentalement, nous tournons tous un peu en rond en ce moment. J’ai très envie de retourner vers l’informatique : récemment j’ai beaucoup composé empiriquement alors que j’aime vraiment le va et vient entre réflexion théorique et composition.
TV : J’ai tendance à préférer les œuvres avec de l’informatique en temps réel que celles avec bandes préenregistrées, sauf exception ?
PH : Pour moi, c’est égal, c’est le résultat qui compte ! Comme pour Martin Matalon, on a tendance à enregistrer le résultat du temps réel en studio, c’est plus commode à transporter… et j’ai horreur d’être exposé aux dangers de la technologie. Il y a des inconvénients cependant. Pour exemple, mon Plein-jeu pour accordéon et électronique peut sonner temps réel à la première écoute mais reste un peu figé quelles que soient les exécutions. C’est un problème complexe : j’aime bien le temps réel mais c’est un peu frustre parfois si l’on compare avec tout ce que l’on peut réaliser préalablement en studio. Le temps réel c’est souvent moins riche, mais on y gagne l’interaction avec les instruments, en concert en tous cas…
TV : Quid de l’informatique dans votre processus compositionnel ?
PH : En général je calcule tout ce qui est harmonique sur ordinateur et pour le rythme, cela dépend des pièces. Ainsi des passages entiers de Tour à tour ont été réalisés informatiquement, une grande partie de Cantus également, par contre mon cycle pour violon et violoncelle a été réalisé à la main, excepté sur le plan harmonique.
TV : Ça ne vous fait pas peur les progrès de l’intelligence artificielle, comme par exemple cette équipe qui a étudié l’œuvre de Rembrandt et recréé une de ses peintures en impression 3D ? Imaginez que l’on étudie l’œuvre de P. Hurel et que l’on recrée une nouvelle pièce de lui ?
PH : Yan Marez à l’IRCAM a créé un programme qui permettait de créer automatiquement de la musique de façon bluffante, mais il n’a jamais voulu l’utiliser. Moi-même j’avais écrit Trois études mécaniques, pièce entièrement composée par ordinateur mais qui est très difficile à jouer, un peu trop raide sur le plan formel aussi. Il n’y a guère que Mauro Lanza qui arrive à faire ça avec bonheur, parce qu’il est un véritable « petit génie » de l’informatique. Mais de là à ce que l’ordinateur reproduise la musique d’un compositeur, il y a encore du travail… les « exceptions » qu’injecte un compositeur dans son discours et sa syntaxe seront toujours difficiles à prévoir et à formaliser.
Compositeurs préférés
La réponse est immédiate : Wagner ! et, dans Wagner, Parsifal ! « C’est amusant d’ailleurs, car certains critiques après la création de mes Pigeons d’argile ont sorti une de mes phrases de son contexte faisant accroire que l’opéra ne m’intéressait pas ! Puis il y a pléthore de compositeurs ! Beethoven, Stravinsky, Mahler, Bartók, Grisey, Ligeti, Purcell, Schumann, Murail, Mozart, Berg, Xenakis, Webern… la liste serait longue… Je suis venu plus tard à Debussy ou Boulez. À propos de La mer, c’est en l’entendant à la radio un jour en voiture que j’ai enfin été définitivement touché par Debussy, après des analyses de ses partitions qui ne m’avaient permis que de l’admirer ! En fait, mes goûts sont larges et si j’écoute régulièrement les concertos pour piano de Mozart, j’aime aussi le 3e de Prokofiev et, je le confesse, je peux aussi me divertir avec un concerto de Rachmaninov.
Influences
Elles sont plus littéraires que picturales. Par contre l’architecture m’a toujours stimulé et me donne des idées pour écrire ». Perec, Proust, Simon, Joyce, Thomas Mann, Goethe, Diderot… ce sont des auteurs dont la « musique » de la langue et le sens de la forme me donnent envie de faire de la musique. La Montagne magique par exemple m’a donné des idées sur des notions de forme, d’anticipation, répétition, etc. Joyce bien sûr ! Ce que j’aime chez Perec c’est sa capacité à écrire des œuvres éminemment profondes et intellectuelles alors qu’elles sont présentées de manière humoristique de façon quasi permanente – cette fausse légèreté fait partie intégrante de ma façon de penser la musique. J’aime penser que les gens n’ont pas été « plombés » par ma musique et qu’à la fois on discerne que c’est beaucoup plus sérieux que ce que l’on peut croire. Phonus (2004) et les Quatre variations (2000) sont des pièces d’apparence légère alors qu’elles font sans doute partie de celles dans lesquelles je me suis le plus investi sur le plan théorique et technique. Finalement ce sont des pièces accessibles sans être faciles, j’aime cela. C’est là où je me sens proche du Perec de la Disparition ou d’Espèces d’espaces, que j’ai mis en musique d’ailleurs (2011).
Disques préférés
« Je n’ai presque plus de disques à la maison, j’ai vendu mes LP, transcrit mes CD sur disque dur. Il y en a un tout de même (parmi d’autres), c’est les Fantaisies pour violes de Purcell par Jordi Savall et Hespèrion XXI.
Professorat
Je passe une journée passionnante chaque semaine au CNSMD de Lyon. Mon rôle n’est pas de faire des « petits Hurel » mais d’aider mes étudiants à trouver leur propre voie avec la technicité la plus grande. Finalement, ce sont sur les problèmes de forme que nous passons le plus de temps, ou encore d’instrumentation, de faisabilité instrumentale, etc. La classe de composition est aussi un lieu de discussion qui n’a pas que la musique pour sujet. Parler de tous les arts, du contexte social et politique actuel, évoquer les différents aspects de la profession de compositeur, tout cela fait partie de l’enseignement que je souhaite donner.
TV : Quid si un étudiant vous propose une partition néo-tonale ? »
PH : Pas de risque, c’est moi qui les sélectionne, mais la partition peut être consonante – ce qui n’est pas la même chose – et là, pas de problème !
Aborder son œuvre
PH : Commencer plutôt avec des pièces un peu fournies, Tout à tour III, …à mesure, pièce très directe, Trait d’union aussi. Ou des pièces plus abordables pour un néophyte de la musique contemporaine : Phonus par exemple. Mais c’est difficile de dire comment aborder la musique contemporaine : à 22 ans j’avais été emballé par Jonchaies de Xenakis, alors que Berg par exemple me paraissait très gris harmoniquement. J’adore Berg évidemment depuis. C’est comme Boulez, je n’aimais pas le Marteau étant jeune, puis, plus âgé, j’ai adoré Pli selon pli.
TV : Denisov disait « la musique a la capacité d’élever les âmes » ?
PH : Développer l’esprit, la sensibilité et la réflexion, j’en suis sûr. Les « âmes », je ne sais pas trop ce que ça veut dire ; il y a des compositeurs géniaux qui ont eu une vie un peu moyenne sur le plan affectif et éthique. En composant, j’ai l’impression qu’on met de l’ordre là où il n’y en a pas, que l’on communique aux autres un certain ordre du monde, finalement le compositeur est plus le truchement que le démiurge.
Parfois je mets en place des opérations un peu complexes qui se réorganisent toutes seules plus tard sans la partition, de façon un peu magique, ce qui me donne l’impression qu’il y a quelque chose qui travaille en dehors de nous. D’ailleurs si je n’avais pas l’impression qu’il y a quelque chose qui nous dépasse, j’arrêterais de faire ce métier : ce n’est pas l’argent ni les succès populaires qui me font avancer !
L’avenir
Il n’est pas joyeux. Les grands médias nous ayant lâchés depuis longtemps et l’inculture gagnant du terrain (le nouvel Iphone est Dieu aujourd’hui…), le désintérêt de l’État va s’accroître. On sent déjà combien les institutions sont désemparées et on les voit de plus en plus favoriser le cross-over et le métissage musical pour flatter un public qui est « largué » depuis longtemps par manque d’exigence des programmateurs. J’ai peur que dans l’avenir on s’oriente vers un système à l’américaine et que la musique contemporaine soit prise en charge par des lieux pédagogiques comme les universités par exemple, et qu’elle se « ghettoïse » ainsi encore plus.
Autre problème, majeur celui-ci, c’est que la musique classique c’est avant tout des instrumentistes qui à 90% n’ont rien à faire de la création. Les conservatoires forment en majorité des instrumentistes qui n’écriront jamais de musique quand les écoles d’architecture, au contraire, forment des gens qui vont construire (même mal, parfois, mais ça c’est un autre débat…). Quand je parle avec des architectes, nous évoquons les architectes contemporains, Koolhaas, Piano, Herzog & de Meuron, etc. Quand je suis avec des instrumentistes, nous parlons en général de Beethoven, dans le meilleur des cas…Évidemment, je ne parle pas ici des musiciens plus rares qui se battent pour nos musiques et qui sont admirables, tant par leur curiosité, leur investissement, que par leur niveau musical.
On ne peut pas en vouloir au public de ne pas être convaincu par nos musiques quand les instrumentistes, les chefs et les chanteurs chargés de la jouer ne le sont pas eux-mêmes.
Un grand merci à Philippe Hurel. De nombreuses œuvres peuvent également être écoutés sur Youtube.