Henri Dutilleux – Pierre Gervasoni
"[...] Ce à quoi j'aspire profondément, c'est, à travers la musique, à me rapprocher d'un mystère, à rejoindre les régions inaccessibles".
1 600 pages pour le roman de la vie d’un génie de la musique, à la fois indépendant et en prise avec le monde musical et artistique, aussi épris de tradition que novateur, aussi discret que mondain. Un roman : plus de cinq ans de travail d’archives, [ainsi que des conversations avec Dutilleux (1916-2013)] auraient pu donner lieu à un ouvrage documenté mais barbant, alors qu’il se lit comme tel, tout en livrant un superbe panorama de la musique en France (et bien souvent à l’étranger) durant toute cette période.
Ouvrage étonnant de la part d’un commentateur plutôt versé dans la contemporaine « pure et dure », édité en collaboration avec la Philharmonie de Paris de Laurent Bayle, Boulézien connu. Mais c’est très bien ainsi pour moi qui fréquente et apprécie autant les compositeurs d’une « filière Dutilleux » que ceux d’une « filière Boulez », pour faire très simpliste. Extrait caractéristique d’une lettre de 1966 adressée à Henri-Claude Fantapié : « […] Boulez […] assistait à la première de Métaboles voici un an et il s’ était montré très favorable – tout comme Messiaen plus récemment, à Besançon, preuve que les musiciens ne sont pas si divisés que les journalistes s’ingénient à le faire croire ».
Au débit :
- On a sauté quelques passages par trop détaillés, avec parfois quelques faits sans intérêt (« Le 16 septembre commence par un passage chez le teinturier[…] »).
- Un léger manque sur les opinions de Dutilleux vis à vis de la musique des autres compositeurs.
- Un index des noms bien réduit, mais les citer tous était sans doute impossible.
- Aucune photo, pas de discographie, pas d’analyse des oeuvres.
- Une façon d’introduire des témoignages ou des anecdotes avant d’en donner l’auteur, ce qui anime la lecture mais la rend à quelques endroits peu claire.
- On n’a relevé que 2 erreurs (en 1 600 pages !) : un copier-coller malencontreux au début et, non, ce n’est pas un orchestre « rhodanien » qui enregistra Tout un monde lointain pour EMI (p. 1003).
Au crédit : tout, dans ce travail herculéen, avec donc des procédés d’écriture de mentions ou de liaisons avec des passages antérieurs qui donnent structure à la narration.
On évoquera quelques pages pour inciter à la lecture.
La première enfance de Dutilleux pendant la Première guerre mondiale est habilement évoquée en seulement dix pages.
On découvre qu’il fut percussionniste (triangle), chef d’orchestre (ouverture du Freischutz), dirigea du Pfitzner comme chef de chant auxiliaire à l’Opéra. On apprendra l’influence qu’eurent sur sa carrière Victor Gallois (Prix de Rome en 1905 où Ravel échoua), Henri Büsser (Prix de Rome 1893, plus connu pour ses orchestrations de Debussy que pour ses propres compositions – qui se maria à l’âge de 84 ans…), Charles Panzéra qui chantera ses premières mélodies ou Jacques Ibert (1890-1962). Comme Boulez, il nouera une forte relation avec Roger Désormière, mais il sera défendu aussi par de très nombreux chefs français, dont Jean Martinon, avant les Münch, Szell, Maazel, Rostropovitch, Ozawa ou Rattle, etc.
On sait le grand écart entre ses oeuvres de jeunesse et celles de la maturité (par exemple des pièces pour piano Au gré des ondes, piécettes façon Poulenc, aux Trois strophes (Paul Tortelier, un de ses premiers défenseurs, qui voulut l’embrigader dans un projet « Monument Beethoven » – un tant soit peu réactionnaire, déclara ne rien y comprendre). Les commentateurs notaient les influences de Ravel, Dukas ou Schmitt sur ses premières oeuvres (Tony Aubin : « On lui a reproché parfois de saluer Paul Dukas et Florent Schmitt. Il y a des gens qui ont toujours le chapeau vissé sur l’oreille »). Son troisième sonnet sur un poème de Jean Cassou sera son premier essai sériel. (Dans un entretien radiodiffusé de 1953 on trouvera une déclaration intéressante du compositeur sur le dodécaphonisme).
On suit donc chronologiquement la vie de Dutilleux*, des années de Conservatoire à son Prix de Rome (à la 3e tentative – difficile d’imaginer maintenant une journée de commémorations officielles dans sa ville de Douai pour cette occasion !), ses années passées au défunt service des illustrations musicales à la Radio, son engagement politique et syndical (sa défense des orchestres régionaux, de son service d’illustration et jusqu’à celui de la musique légère), le retentissement de la création de sa 1ère symphonie et les succès qui suivront. On découvrira ses passions pour la pêche, la photographie, les films, la chanson (il préférera aller écouter Georges Moustaki plutôt qu’une coproduction IRCAM / Orchestre de Paris dans Holliger, Berio, Boulez…), le ballet, la conduite automobile, les voyages, l’enseignement, les multiples jurys, mais aussi sa bienveillance pour ses collègues, de Françaix à Boulez en passant par Denisov, Jolivet, Jolas, Litaize, Mihalovici, Ohana, etc., autant que pour les plus jeunes (Campo, Florentz, Hersant, Krawczyk, Tanguy…) et pour ses nombreux interprètes**.
C’est finalement le portrait d’un personnage assez complexe qui apparaît au travers de cette somme : homme de gauche, mais fan de Grâce de Monaco, critiquant la soif de pouvoir d’un Boulez, mais croulant sous les honneurs (mais jamais inutilement polémiste et ouverts à tous les courants musicaux). Mais tous les artistes ou compositeurs que je peux côtoyer et qui l’ont connu parlent de lui avec tant d’empathie ! Et quand on finit la page 1591, après toutes ces heures passées à lire ce grand roman, on ressent comme un vide.
Pour finir, un souhait : que cette somme unique puisse paraître en anglais… et qu’un autre ouvrage de cette qualité illustre la vie de celui qui lui avait passé en vain une commande pour l’EIC.
Henri Dutilleux, de Pierre Gervasoni, Actes Sud/Philharmonie de Paris, 1 760 p., 49 €.
Un disque illustre bien les rencontres et souvent les affinités avec d’autres compositeurs français :
* cf. le « timeline » sur le site Dutilleux 2106
** (Amusé de lire que Jean-Claude Casadesus dédicaçait à Boulogne-sur-mer son disque de la 1ère paru chez Calliope, lui [d’allure toujours aussi jeune et plein d’humour] que je j’accompagnai l’autre soir au sortir du métro pour rejoindre la Philharmonie lors de l’inauguration de l’année Dutilleux justement).
Quelques illustrations ci-dessous :