Interview de Jean-Christophe Groffe – Entre Renaissance et modernité

Photo : Martin Chiang

Ayant bien apprécié leur récent CD consacré à Le Jeune et Janequin, j’ai été ravi de déjeuner avec le chanteur (basse) Jean-Christophe Groffe, directeur entre autres de l’ensemble suisse thélème.

Me présentant et citant mon livre sur Régis Campo et notamment ses Trois Chansons pour Claude Lejeune , Jean-Christophe Groffe me dit qu’il connaît le compositeur et qu’il pratique beaucoup la musique contemporaine ; il s’intéresse notamment à la musique pour voix et électronique des années 70-90.

« J’ai commencé la musique en étudiant jeune la guitare classique ; puis en poursuivant des études de musicologie, je me suis aperçu que le chant pourrait m’ouvrir d’autres possibilités ; j’ai pris des cours de direction de chœur et c’est ainsi que je me suis mis à pratiquer le chant, vers l’âge de vingt ans. Je me suis alors à intégré au milieu du chant : j’ai la chance d’avoir une voix grave, ce qui est très recherché. J’ai eu de nombreux engagements avec divers ensembles, je suis allé étudier à la Schola Cantorum de Bâle, le chant notamment et j’ai créé l’ensemble thélème qui a six ans d’existence aujourd’hui. Je ne partais pas avec l’idée d’un plan de carrière en tant que chanteur, c’est l’intérêt du répertoire qui m’a guidé. Quand j’étais étudiant, j’avais une boulimie de musiques, de disques et j’ai découvert le répertoire du XVIe siècle, j’ai acheté les disques de Dominique Visse et me suis mis à étudier les textes, assez bluffé par ce répertoire raffiné, virtuose et simultanément obscène ou scatologique ; c’est un matériel inépuisable ! ».

J’évoquais Paul van Nevel et son ensemble Huelgas : « C’est un formidable interprète depuis presque cinquante ans maintenant et j’ai souvent écouté ses disques, mais je dois dire que les disques vieillissent, notamment en ce qui concerne l’interprétation de la musique de la Renaissance. Des disques enregistrés il y quinze ans me paraissent parfois avoir pris ‘une grande claque’ même si je les ai beaucoup aimés et les aime encore. Je ne sais pas ce qu’il restera des nôtres dans quinze ans d’ailleurs. Il s’est tellement passé de choses en recherche musicologique, notamment ces vingt dernières années, que les interprétations vieillissent vite. On a accès à plus en plus de matériel : partitions, traités, récits : on trouve énormément de choses en ligne alors qu’il y a quarante il fallait trouver la bonne bibliothèque, s’y rendre, recopier, traduire… Mais ce n’est pas parce que l’on a accès à beaucoup de matériel que l’on connait exactement les pratiques de l’époque. Mon souhait n’est pas forcément de chercher de façon utopique à reproduire ces pratiques. Comme je vous disais, je m’intéresse aussi à la musique contemporaine, notamment celle des années 80 pour électronique et voix : et bien on a exactement les mêmes problèmes qu’avec la musique de la Renaissance : on ne sait plus comment c’était fait, des instruments n’existent plus, etc. Évidemment, quand on fait de la création et que l’on travaille avec un compositeur, il y a des chances que l’on soit assez proche de son souhait. Ce qui m’intéresse dans la musique de la Renaissance, c’est qu’elle n’était pas faite pour le concert – qui est une invention disons du XIXe siècle ; bien sûr, on donne souvent cette musique dans des salles de concert traditionnelles, mais on cherche à diversifier les lieux ou les situations pour la jouer. Ainsi, les chansons de Janequin étaient données dans un cadre privé, comme par exemple au cours d’un repas. Pour Claude Le Jeune, c’est un peu différent : la musique est plus sophistiquée et réservée en quelque sorte aux « happy few » de l’époque. Le XVIe siècle est l’époque de l’explosion de l’édition musicale : de très nombreuses musiques étaient éditées pour un usage privé.

On est donc bien mieux informés de nos jours. Certaines interprétations historiques nous semblent datées aujourd’hui : l’Orfeo d’Harnoncourt à Zurich en 1978 par exemple, ou encore les enregistrements de Monteverdi par Nadia Boulanger en 1949, mais si tout cela était fait selon les connaissances de l’époque, ce l’était avec une grande honnêteté.

TV : « Vous avez je crois d’autres activités que celles avec l’ensemble thélème ? »

J-CG : « Oui, il y a l’ensemble SoloVoices qui est dédié à la musique du XXe siècle et à la création et puis un trio « Sfaira« , consacré à la musique expérimentale. Je collabore avec de nombreux compositeurs, Suisses souvent, mais pas seulement, je citerai par exemple Betsy Jolas ou l’Espagnol José Manuel López López. J’aime beaucoup la musique de Karlheinz Stockhausen, et donne régulièrement Stimmung, on est allé il y a quelques mois à Kürten pour le concert annuel en hommage au compositeur et on a reçu la « bénédiction » de la fondation Stockhausen pour interpréter cette pièce.

Thélème

J-CG : Pour le prochain disque de thélème (début 2020), on associe la musique de la Renaissance avec la musique contemporaine en la personne de Betsy Jolas qui a écrit une pièce pour nous. On donne parfois des concerts en Suisse Romande et on est content quand le public comprend la langue et on souhaite d’ailleurs se produire plus souvent en France. On a 15-20 programmes établis et on donne avec l’ensemble de 20 à 30 concerts selon les années. Les membres permanents de l’ensemble sont au nombre de cinq permanentes : (4 chanteurs et un luthiste) ou les artistes associés sont de tous les pays du monde mais les distributions sont flexibles et les invités nombreux et d’origines très diverses. Thélème est un ensemble très international.
On est plus dans le répertoire profane et donc on se produit assez peu dans des églises. Deux avantages : il y moins d’ensembles spécialisés dans cette musique profane et d’autre part la musique profane est plus avant-gardiste que son pendant sacré.

Disques

Les disques se vendent bien principalement à la sortie de nos concerts. Coviello est une jeune et petite maison d’édition allemande qui demande à être mieux connue, mais j’espère que cela va venir, nous serons d’ailleurs sur France-Musique dans les mois prochains. Chaque disque est tiré à 1 300 exemplaires dans un premier temps.

TV : C’est vrai que vous n’êtes pas comme certaines pianistes au décolleté profond ou à la jupe très courte !

JC-G : (rires) Pourtant, on avait un gars tout nu sur la pochette de notre premier disque !
On se s’attend évidemment pas à faire fortune avec la vente de CDs, mais c’est à la fois une carte de visite et un objet qui nous correspond, qui nous dépeint. J’ai donné une interview récemment et les aléas de la poste ont fait que la journaliste n’avait pas reçu préalablement le disque ; je lui ai bien sûr adressé le tout en digital, mais c’était très frustrant pour moi, parce que l’on a conçu cet enregistrement en tant qu’objet. De même notre livret est assez complet et structuré et se lit plus facilement en l’ayant en main pendant l’écoute.
Le thème de l’obscénité est une part importante dans la Renaissance, comme chez Rabelais et je suis chagriné de la difficulté d’en faire un disque car ce n’est franchement pas politiquement correct. De nombreux auteurs ont fini sur le bûcher, pas tant à cause de leurs écrits obscènes, mais plutôt pour leur critique de la religion. Au 16ème siècle, l’obscène est souvent un moyen de critique sociale et une manière de bousculer l’ordre établi pour faire avancer des idées neuves. J’espère arriver à sortir un CD sur ce thème : il y avait l’Album blanc des Beatles, il y aura l’Album noir de thélème !

Repères

« Le travail de Dominique Visse m’accompagne depuis longtemps. Lors de mes études à Bâle, j’ai eu la chance de travailler avec Anthony Rooley, qui a dû faire plus de 200 disques en 15 ans pour l’Oiseau-lyre. Ce fut une expérience très enrichissante, il est maintenant retiré au fin fond du Pays de Galles, mais je ne désespère pas de pouvoir lui rendre visite, ainsi qu’à son épouse, Evelyn Tubb, qui était mon professeur de chant à Bâle. Il donnait beaucoup d’importance à « la performance » du musicien. »
J’ai eu la chance de travailler avec d’autre artistes comme Vincent Dumestre ou Laurence Equilbey par exemple. J’ai eu aussi la chance de chanter à Lucerne sous la direction de Bernard Haitink…  J’écoute moins de musique maintenant à la maison, en en faisant toute la journée. On a chanté du Berlioz récemment, je suis assez fan de John Elliott Gardiner. C’est un musicien extraordinaire qui sait tout faire ! Monteverdi, Johann-Christoph Bach, Mozart ou Berlioz !
Enfant, mon père me faisait écouter du jazz New Orleans des années 20-30 et du Bach : tous les dimanches, une cantate assis sur ses genoux avec le texte.

Bâle

On a fait récemment un programme récemment avec l’Orchestre de chambre de Bâle (Kammerorchester Basel), qui juxtaposait le Gesang der Geister über den wassern de Schubert  pour huit voix d’hommes et quintette à cordes graves et quelque chose à déterminer ; j’avais envie de mettre du Berlioz, même s’il n’a pas écrit bien sûr pour cette formation et j’ai choisi des extraits de Lelio et de Tristia que j’ai fait arranger par un compositeur – grand succès !

TV : J’ai l’impression que l’on fait de plus en plus de transcriptions ?

JC-G : Oui et cela me réjouit. Cela a toujours été fait et c’est une belle démarche, on a moins peur d’en réaliser aujourd’hui. Le programme Schubert / Berlioz était destiné à public plutôt conventionnel. On a aussi un public intéressé par des choses alternatives : on a créé un projet qui s’appelle « le banquet » : on donne cinq à six soirées pendant lesquelles tout le monde mange, boit et on joue de la musique, avec une grande spontanéité. Evidemment c’est pour un public restreint d’une trentaine de personnes à chaque fois. Un autre type de projet a été de lier John Cage et John Dowland : deux musiciens d’une grande élégance et délicatesse ! Nous ne sommes pas à court d’idées, de nombreux autres projets et collaborations sont encore à faire.

Amour et Mars :  https://smarturl.it/AmouretMars

Moment musical :  https://smarturl.it/MomentMusical

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