David Grimal – Un musicien en quête

David Grimal est une figure à part de la scène musicale classique. Ce brillant violoniste de 47 ans formé au CNSMDP chez Régis Pasquier et disciple du grand violoniste Philippe Hirshhorn a fait ces dix dernières années « un pas de côté » par rapport aux carrières traditionnelles. Il a préféré se consacrer à l’enseignement du violon. Il a fondé Les Dissonances, seul orchestre au monde dont il est le directeur artistique et musical qui joue régulièrement le grand répertoire symphonique sans chef d’orchestre, du classicisme au Sacre du printemps.
Ce n’est pas le premier orchestre jouant sans chef, de l’ensemble Persimfans en Union soviétique dans les années 20, à l’Orchestre de chambre de Prague, l’Orpheus Chamber Orchestra ou l’ensemble Spira Mirabilis. 
J’ai déjà eu l’occasion de saluer les interprétations de l’ensemble dans le répertoire purement symphonique (Chostakovitch) ou en concerto avec son directeur en soliste (Mozart).


TV : Quelles sont vos activités musicales dorénavant ?
DG : J’ai fait un pas de côté dans la carrière en créant Les Dissonances, orchestre avec lequel on a pu donner Le Sacre ou des symphonies de Mahler et Bruckner par exemple. Parallèlement, je suis professeur de violon à la Hochschule für Musik Saar (Sarrebruck) et je continue à jouer quand cela me plaît, notamment avec des orchestres qui m’invitent pour travailler avec eux, ou encore en musique de chambre avec les musiciens que j’aime. De ce fait il est difficile de me cataloguer : je n’ai pas construit ma vie pour faire une carrière, mais que pour cela me nourrisse…

TV : Mais il y a eu beaucoup de violonistes qui sont passés à la direction ?
DG : (Rires) Mais justement je ne l’ai pas fait ! ou en tous cas pas encore. 
J’assure la direction artistique et musicale des Dissonances ; je fais en quelque sorte un travail de chef… pour que l’on puisse jouer sans chef et pour qu’à la fin du travail la cartographie soit claire pour tout le monde, dans un certain cadre et une certaine esthétique et que la liberté de chacun puisse s’exprimer au moment du concert, un peu comme en musique de chambre. Cela demande évidemment un investissement important de la part de  chacun des musiciens : ils savent très bien que si ça n’a pas marché, ce n’aura pas été la faute du chef : il n’y en a pas ! Certains d’entre eux qui ont eu l’occasion de travailler au sein de l’orchestre du festival de Lucerne ou du Mahler chambre orchestra m’ont dit que ce travail est un peu ce que pratiquait Claudio Abbado : relier les musiciens entre eux pendant les répétitions pour qu’ils soient disponibles à la magie du concert, une sorte de musique de chambre à grande échelle.

TV : Mais, du coup, vos interprétations relèvent plus de Monteux que de Munch, quand ce dernier en concert se mettait à accélérer  par exemple ?
DG : Ah là ce n’est pas possible, mais ce n’est pas notre conception de l’interprétation. Sans pour autant être guindés, nous sommes au service de la partition. Mais j’ai l’habitude de dire que quand vous avez 80 cerveaux qui fonctionnent, cela produit plus d’intelligence qu’avec un seul. Les musiciens sont plus responsabilisés et s’épanouissent sans doute d’avantage. 
La mise en place se fait très rapidement, à part quelques passages plus épineux qu’il faut davantage travailler. Par exemple, quand on a donné Pelléas et Mélisande de Schoenberg, j’ai expliqué comment la partition fonctionnait, quelle en était la cartographie, l’architecture ; à partir de là, on travaille la souplesse et la chose la plus difficile à réaliser : le fait que les musiciens ne cherchent pas à tout prix à jouer ensemble – ce sont des professionnels – mais qu’ils osent apporter leurs initiatives personnelles : c’est alors que cela devient créatif, fertile.

TV : N’y a-t-il pas une limite à cet exercice au fur et à mesure que l’on avance dans le répertoire ?
DG : À partir du moment où une œuvre est bien écrite et que les musiciens lui consacrent le temps nécessaire, on n’ a pas besoin d’une battue. Évidemment, s’il y a plusieurs orchestres spatialisés, ça ne marchera pas. S’il y a des polyrythmies trop complexes ou des mesures irrégulières en permanence, ce serait un travail trop important. Ceci dit, nombre d’œuvres complexes sont dirigées à 4/4 par le chef à la tête d’un orchestre traditionnel et les musiciens se raccrochent aux branches en quelque sorte. Si les partitions contemporaines sont en général mal jouées, c’est aussi parce que les musiciens d’orchestre n’ont pas le temps. Le chef est là pour que ce soit faisable, mais nous, sans chef, on ne pourrait faire illusion. 

TV : Les Dissonances, c’est combien de concerts par an ?
DG : Une vingtaine, avec 3 ou  4 projets. On a commencé à 20 musiciens, on est maintenant 90. Il y a un noyau dur, mais comme l’orchestre n’est pas permanent, un musicien peut ne pas venir s’il n’en a pas envie, ou l’orchestre n’est pas obligé de garder une personnalité avec laquelle l’alchimie ne serait pas bonne. On cherche bien sûr la fidélité mais aussi la liberté, un peu comme un festival finalement.

TV : Comment se répartissent vos différentes activités dans le temps ?
DG : À parts égales grosso modo entre les Dissonances, mes activités avec d’autres orchestres (pour ces deux-ci, je me produits en tant que soliste également), l’enseignement et la musique de chambre. Je ne joue quasiment plus en concerto avec un chef . Je ne suis pas certain que ce que j’ai créé avec les Dissonances attire particulièrement les chefs d’orchestres… curieusement. Je ne suis plus dans le « circuit », mais j’ai souvent beaucoup souffert de donner des concertos avec des chefs.  D’une part on n’a pas vraiment le temps de répéter, d’autre part je ne peux pas concevoir de ne pas pouvoir établir une relation directe avec les musiciens avec lesquels je joue. J’ai appris à donner la plupart des concertos pour violon sans chef, y compris celui de Berg.
Je travaille avec des orchestres souvent pendant une semaine, on monte une symphonie et un concerto et franchement, c’est autre chose, même en comparant à ce que l’on peut accomplir avec les plus grands orchestres et les chefs les plus prestigieux. Je ne parle pas seulement de la qualité musicale, et je ne remets pas en cause les concerts magnifiques donnés par des grands chefs et des grands orchestres, je parle de la qualité de la relation au moment du concert. C’est pour moi primordial. 
J’organise donc ma vie en recherchant une forme de fertilité, des choses intéressantes à faire.

TV : On ne vous voit pas trop dans les médias ?
DG : Oui, j’avais besoin de me redéfinir en quelque sorte. Même s’il y a toujours eu une sorte de « star système » dans la musique classique, le monde a changé, on est plus porté maintenant sur l’image que sur le son. Les médias accompagnent plus souvent un travail de promotion de disques et de concerts qu’ils ne se font le relais d’une démarche artistique ou intellectuelle. C’est regrettable car les artistes ne devraient peut-être pas être évalués à l’aune de leur capacité à générer du profit immédiat. C’est une histoire vieille comme le monde: Schubert, Modigliani, Van Gogh, Rimbaud et tant d’autres sont des exemples vivants dans la mémoire collective de ce malentendu tragique.

TV : Quels sont vos rapports avec le disque ?
DG : J’en ai enregistré un grand nombre chez différents éditeurs. Faire un disque est intéressant, on apprend beaucoup généralement. Je viens d’enregistrer les Sonates et partitas de Bach pour la troisième fois et je viens de finaliser le montage les sonates d’Ysaÿe  ; ces disques sortiront à peu près au même moment chez La Dolce volta. Un disque de trios de Beethoven en compagnie de Philippe Cassard et Anne Gastinel sortira également chez la Dolce Volta en octobre prochain.

TV : Est-ce que vous recherchez ces moments au concert où « il se passe quelque chose » ?
DG : Bien sûr, en tous cas on les espère. C’est bien sûr pour cela que je fais ce métier, pour ces moments indéfinissables que l’on ne maîtrise pas, où on a l’impression que c’est la musique elle-même qui nous joue.

TV : Question habituelle : j’ai gagné au loto et je vous alloue un budget pour réaliser votre rêve musical ?
DG : Ce serait un château ou un lieu pour créer une académie européenne où serait prodigué un enseignement dispensé d’une manière totalement différente de ce qui existe aujourd’hui : la musique avant l’instrument, la liberté et non la performance, l’émulation et non la compétition, le spéculation et non la consommation, avec des artistes qui viendraient enseigner plusieurs jours d’affilée et évidemment ni diplôme ou concours. On aurait alors les meilleurs étudiants, qui viendraient chercher un projet artistique et créatif. C’est cela que je rêve de faire dans les quinze années à venir : la transmission, pour aller plus loin moi-même d’ailleurs…

TV : La musique contemporaine ?
DG : J’ai créé un grand nombre d’œuvres – les concertos de Thierry Escaich, Lisa Lim, Brice Pauset – et de nombreux compositeurs ont écrit pour moi et dans toutes les tendances. Je n’aime pas les chapelles et je n’ai jamais compris pourquoi il y avait ceux qui avaient le droit d’écrire et ceux qui ne l’avaient pas. Je continue à pratiquer la musique contemporaine, comme pour un récent CD Kurtag chez Audite. Mais je fais beaucoup de choses, les journées n’ont que 24 heures et je veux prendre aussi le temps d’être un père pour mes deux enfants…

TV : Votre Panthéon violonistique ?
DG : Il est très grand ! J’aime les grands violonistes pour leurs qualités, sinon, on n’aime personne… Heifetz, c’est incontournable, extraordinaire, Milstein, Oistrakh, Francescati, Ferras, Neveu, Szering aussi même s’il me touche un peu moins, on vient de perdre Ida Haendel, ou encore Perlman, personnalité merveilleuse. Mais il y a bien d’autres merveilleux violonistes, comme Augustin Hadelich, ou bien Isabelle Faust, Corina Belcea, premier violon du quatuor Belcea, Il y a de nombreux violonistes superbes qui n’ont pas une carrière internationale et de ce fait sont moins connus. Il y a tant de talents…

TV : Vos projets ?
DG : Nous avons organisé un festival sur le dernier week-end d’août à l’abbaye de Port-Royal  des Champs à 30 minutes de Paris, pour les 250 ans de Beethoven. J’ai un projet de festivals de musique de chambre ; je voudrais reprendre ce que l’on avait fait à Dijon en juin, les « Dissonances Chamber Music Series », une sorte de collectif de musique de chambre que je voudrais faire tourner en Europe. Mais tout est lié à l’évolution du Covid dont pâtissent au premier chef les musiciens classiques. Déjà que l’environnement politique, économique, médiatique n’est pas vraiment favorable aux concerts de musique classique, c’est d’ailleurs l’enfer pour de nombreux jeunes instrumentistes. J’ai peur d’une société où l’art trouve de moins en moins sa place. Je vois déjà des artistes qui jouent la carte de la mondanité, de la démagogie. Mon père était égyptologue : 4 500 de règne des pharaons, puis on a tué les quelques scribes qui savaient lire : pendant 1 500 ans, c’était devenu hermétique avant que Champollion avec la pierre de rosette arrive à remonter le chemin. La musique classique est un langage : si le public se laisse aujourd’hui abuser par des choses sans intérêt et soutenues par l’argent public et les politiques, l’art n’a plus aucune raison de vive. La culture, c’est le fruit d’une volonté, d’une ambition. Le but ne peut pas être seulement l’argent . Populisme et mercantilisme ne me rendent pas optimiste…


On peut apprécier le résultat du travail collectif des Dissonances par exemple dans le finale du Concerto pour orchestre de Bartók :

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